La Genèse
6.9
La Genèse

BD (divers) de Robert Crumb (2009)

Avant toute chose, il faut surmonter la vision d'un Robert Crumb respectueux devant Dieu. Le dessinateur, vingt ans auparavant, n'aurait pas su entrer dans ce texte autrement que par la porte de l'impolitesse, animé de gaudriole et de transgression. Il avait d’ailleurs pris l’habitude de parodier des dévots habités par la bêtise et une religion plus simpliste que les mécréants qui s'en sont détournés. Non, vraiment rien ne laissait supposer une adaptation de la Genèse qui soit aussi bienveillante. Il faut se faire une raison : peut-être est ce là l’éternel succès d'une éducation américaine pour laquelle la bible échappe à toute critique ? D'autant plus que le poids de l'âge se fait peut-être sentir sur l'écriture.

Car cette adaptation de la Genèse, au delà de tout intérêt pour le texte, témoigne de cela, de cet état avancé de la vie où la colère et la révolte font place à une expression apaisée. Crumb applique ainsi au récit ce traitement qu'il appliquait jusqu'alors à son dessin, c'est à dire la recherche d'un sentiment qui, derrière le masque, s'exprime par la nuance. Un émoi, fragile et précis à la fois, qui pourrait se résumer à ce conseil donné à son fils dans le documentaire qui lui était consacré : « trouve ce qui t'émeut dans cette personne, et surligne le légèrement ».

Le geste décélère et gagne en minutie, le trait s’écourte et se multiplie en une matière minérale, l’imaginaire s’adosse à la longue tradition iconographique sur le sujet divin… mais ces changements esthétiques ne peuvent empêcher: l’humanité mythologique de cette Genèse de ressembler à celle, grossière, que Crumb s’est amusé à dépeindre au long de sa vie. Sa vision de la vieillesse, l’expression des sentiments sur les visages, affichent ce discret mélange d’affection et de moquerie qui confère à ses dessins une réalité palpable. La Genèse gagne une chair, incarnée, bouillonnante, respectueuse des dogmes mais nettoyée de toute naïveté, plus encore de la béatitude (Les prophètes grimacent, les corps s’enlacent avec passion, la nudité se fait frontale et sensuelle sans jamais susciter le désir).

Quant à Crumb ? Une fois encore, il confirme cette capacité unique à produire des illustrations surréelles et concrètes à la fois. Car, qu’il soit au service d’êtres charismatiques ou orduriers, son dessin amplifie ce caractère jusqu’à l’extraordinaire tout en exhortant, dans le même temps, la dimension misérable de leur condition humaine. Magnifique paradoxe, mais c’est à cette dualité esthétique, ce don qui permettait à Crumb hier de représenter ses fantasmes sexistes ou racistes sans susciter ni colère ni dégout, que la Genèse doit aujourd’hui, dans une application inverse, ce supplément de corps et d’humanité.

S; Bapoum pour les Inrockuptibles
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le 21 juil. 2012

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