Ce tome comprend une histoire complète qu'il est possible de lire sans rien connaître au préalable des personnages. Il est en noir & blanc, écrit, dessiné et encré par Gilbert Hernandez (surnommé Beto). Les chapitres de cette histoire ont bénéficié d'une prépublication dans le magazine "Love and Rockets" 29 (mars 1989) à 40 (janvier 1993).


Tout commence alors qu'un riche propriétaire prend conscience que Luba sa fille (encore nourrisson) n'est pas de lui. Il enjoint à sa femme de partir sur le champ avec sa fille et sa femme de chambre, pour rejoindre Eduardo le vrai père, un paysan pauvre. Maria finit par abandonner mari et enfant. Eduardo se met alors en marche (littéralement, à pied) pour aller retrouver sa mère Hilda et sa sœur Ofelia, à qui il finit par abandonner sa fille Luba.


Peu avant ses 17 ans, Luba est remarquée par Peter Rio (un nom de scène), joueur de congas et imprésario du groupe, qui décide de l'épouser alors qu'il doit avoir une cinquantaine d'années. Peter Rio travaille aussi dans les affaires pour un certain señor Salas. Ce dernier est un trafiquant, mais aussi un homme aux convictions politiques affirmées.


"Poison river" est un roman d'une grande richesse, dense et foisonnant sans être étouffant, et même fluide. Gilbert Hernandez a structuré son roman sur la base de la vie de Luba, et des personnages qu'elle rencontre. Il montre une femme dotée d'une très forte poitrine, de jambes un peu trop fines pour être jolies et harmonieuses (des mollets de poulet), qui aime les relations sexuelles, et qui est un objet du désir pour pratiquement tous les mâles qu'elle croise (à part les homosexuels). Il s'agit d'une grande adolescente qui devient adulte peu à peu dans un monde qu'elle découvre, qui lui offre le confort matériel, et même le luxe (avec un accès à la piquouse).


Luba apprécie les relations sexuelles, même si elle doit en subir deux non consenties, mais qu'elle supporte comme faisant partie de sa vie. Peter son mari se révèle être un fétichiste (du nombril de sa femme), et même d'une autre nature (révélée dans le dernier quart du récit). Le lecteur découvre également peu à peu que le choix de vie de Peter Rio est motivé par la relation difficile qu'il entretient avec son père Fermin. Gilbert Hernandez fuit le langage psychanalytique, préférant montrer plutôt que d'expliquer. Si le lecteur a conscience de cette dimension de la narration, il peut pleinement apprécier les séquences qui établissent progressivement la description de ce lien père / fils pas très sain.


Toutes les relations sexuelles s'intègrent dans la vie affective et intérieure des personnages. Il n'y pas de scène gratuite juste pour le plaisir du voyeurisme. L'auteur reste dans le domaine de l'érotisme finalement assez soft, n'hésitant pas à dessiner la nudité frontale (homme & femme), sans gros plan de pénétration. Pour Hernandez, la vie sexuelle ne se limite pas au couple hétérosexuel, il y a également des couples homosexuels qui se font et se défont, les émotions des partenaires dictant leur conduite. La distribution comprend également des transsexuels qui sont montrés avant tout comme des êtres humains, intégrés à la société et y participant de manière normale et productive.


Les rapports sexuels occupent une place dans le récit, mais n'en constituent pas l'épine dorsale. Comme dans les tomes précédents, les personnages sont au cœur du récit, leurs actes, les émotions, leurs motivations, mais toujours de manière incidente. Hernandez met en pratique qu'il vaut mieux montrer qu'expliquer dans un médium visuel comme la bande dessinée.


Au fil de ces 180 pages, le lecteur devient familier d'un nombre conséquent de personnages, tous aisément identifiables visuellement. Luba occupe donc une place de choix, ainsi que ses 2 amis Lucy et Pepa (elles aussi portées sur l'héroïne). Au fil des pages, le lecteur aura le plaisir de faire plus ample connaissance avec Ofelia (et son dos douloureux), Antonio et Sabastian (2 hippies revendeurs de drogue), Hilda la grand-mère aveugle, Fermin Rio un vieux monsieur au caractère inflexible, Ortiz un officier de police corrompu mais réaliste, Gorgo un tueur à gages inflexible, Blas le joueur de saxophone, etc. Chaque personnage dispose de son histoire personnelle, de ses préférences et de son caractère que le lecteur perçoit de manière naturelle au travers de ses actions (par opposition à des expositions artificielles au travers de soliloques peu plausibles, ou de bulles de pensée factice, ou même d'un texte d'exposition pataud).


Comme dans le récit précédent "Human diastrophism", Gilbert Hernandez a choisi de se servir d'une toile de fond à base de polar, comme s'il n'avait pas assez confiance en la force de ses personnages pour porter le récit. Peter Rio trempe donc dans des affaires louches, prenant bien soin de ménager ses différents commanditaires, et de conserver sa place dans les transactions. Hernandez n'expose pas le détail de ses trafics ; il montre ses contacts téléphoniques et ses rendez-vous avec les gros bonnets, ainsi que l'aisance financière que cela lui procure (sans oublier ses relations avec son père, son sens des affaires avec le groupe de musique folklorique, ou en tant que gérant d'un club de transsexuels). Le lecteur a également l'occasion à plusieurs reprises de voir les affrontements se régler avec des armes à feu, et de voir des assassins professionnels à l'œuvre (dont un étrangleur très efficace).


Le fait qu'Hernandez tienne à distance les affaires louches permet de conserver au récit un forme de plausibilité, un peu mise à mal par les assassinats et règlements de compte (dont 1 proche de la caricature). D'un autre côté, Hernandez possède des notions réalistes de ce qu'il décrit, en particulier en matière de shoot. Lucy et Pepa apprennent à Luba à se piquer entre les doigts de pieds pour ne pas laisser de trace visible de sa consommation.


Toujours en prenant encore un peu de recul, le lecteur prend également conscience qu'Hernandez intègre une forme de courant social en toile de fond plus discrète. Ces trafiquants se préoccupent de lutter contre l'influence des communistes (le récit doit se dérouler dans fin des années 1950, début des années 1960, en pleine guerre froide) en Amérique Centrale, qui risquent de freiner leurs affaires. Le lecteur perçoit alors d'autres enjeux de nature politique, ayant une incidence directe sur la vie quotidienne des individus. Hernandez montre clairement que cet affrontement idéologique entre États-Unis et URSS se traduit par des échauffourées militaires sur des pays avoisinants, et l'arrivée de profiteurs de toutes sortes. Il met en scène une communauté de hippies venus s'installer pour vivre en amour libre et effectuer un retour vers la nature, grâce à des rentrées d'argent de provenance illégale.


En conteur habile, Gilbert Hernandez tisse une tapisserie où chaque personnage s'intègre parfaitement et participe à la cohérence du tout. L'un des personnages les plus emblématiques en la matière est Blas, le joueur de saxophone du groupe de Peter Rio. Il fait partie de ces individus sans gloire et sans panache, sans attache, magouillant à droite à gauche, évoluant dans des milieux louches, tout en essayant de ne pas trop se compromettre, et de ne pas se faire bouffer par les gros requins. Il est un bon joueur de saxophone qui ne rencontre pas le succès, un intermédiaire assez futé pour s'en tirer, mais pas assez pour vraiment en profiter, un imposteur capable de berner le monde, mais pas sur des sujets importants. Il fait le lien entre la vie de musicien de Peter Rio, les autres membres du groupe, l'existence de groupuscules gauchistes armés, le trafic de drogues, les amants homosexuels, touchant à tout sans être omniprésent, toujours sympathique malgré ses magouilles.


Pour ce récit, Gilbert Hernandez a choisi une approche un peu plus réaliste et peu plus détaillée dans ses dessins, avec une maîtrise grandissante du trait juste et élégant. En apparence, ses cases sont simples et faciles ; en réalité elles prouvent un art de la composition, avec uniquement des éléments graphiques utiles et nécessaires.

Presence
10
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le 22 janv. 2020

Critique lue 48 fois

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