« … à condition d’être le premier à le dire ». Alors certes, n’en déplaise au baron von Ungern-Sternberg de Corto Maltese en Sibérie, je ne suis pas le premier à dire « non » au reboot du célèbre marin d’Hugo Pratt signé le duo espagnol Juan Diaz Canales /Ruben Pellejero et initié par les éditions Casterman en 2015. Mais c’est la première fois que je dis « non » à un album de Corto Maltese, personnage plus cher à mon cœur que n’importe quel autre héros ou anti-héros de la BD.


Ce premier « non » m’est tout particulièrement douloureux car j’avais fini par croire, dans ma grande naïveté, qu’il n’arriverait plus. À défaut de la formuler de manière aussi claire et radicale, j’avais accueilli avec une certaine réticence la nouvelle de la reprise en main d’un personnage délaissé depuis la mort de son créateur en 1995. Non seulement je voyais mal comment qui que ce soit pouvait reprendre le flambeau d’un génie de sa trempe, mais les exemples équivalents de Lucky Luke post-Morris, Blake et Mortimer post-Jacobs ou encore Astérix post-Goscinny ne m’incitaient pas franchement à l’optimisme.


Sous le Soleil de Minuit fut donc une relativement bonne surprise : le duo Canales/Pellejero évitait de trop coller au style de Pratt, contrairement à ce qu’avait fait son disciple vénitien Vianello, choisissant d’emmener Corto dans une partie du monde où nous ne l’avions encore jamais vu, dans les traces incertaines de son vieil ami Jack London. Le résultat n’était pas transcendant, mais sincère et plaisant. Comme disait Leo DiCaprio dans Django Unchained : « Messieurs, vous aviez ma curiosité. Maintenant vous avez mon attention. »


Cette attention fut récompensée d’excellente manière par Equatoria, un album qui cochait beaucoup des cases que l’on serait en droit d’attendre d’un Corto Maltese : chasse au trésor doublée d’enjeux personnels et politiques, cadre à la fois original et familier, belle galerie de (nouveaux) personnages et de figures historiques s’insérant de manière naturelle dans le récit, dessin et mise en pages dignes du maestro vénitien, poésie du propos… mais surtout, loin de tomber dans le piège du fan-service, Canales et Pellejero se montraient assez humbles pour reconnaître implicitement qu’ils n’étaient pas Hugo Pratt : que les aventures de Corto ne pouvaient plus être aussi autobiographiques qu’elles ne l’avaient été.


Ainsi, Equatoria se voulait davantage une étude à la troisième personne du beau marin, cet Ulysse perpétuel, dont l’absence de port d’attache est à la fois un choix et une fatalité, mais qu’il refuse de vivre tel quel. Le résultat m’a séduit au plus haut point ; les deux Espagnols n’auront eu besoin que de deux essais pour me rallier à leur camp. J’avais hâte au troisième.


Et puis patatra, arrive Le Jour de Tarowean, qui tombe allègrement dans tous les travers inhérents au prequel . Tout ce que je redoutais à l’annonce du redémarrage de la série vient de se concrétiser. Mais plutôt que d’en faire la liste, je laisserai la parole au scénariste lui-même, Juan Diaz Canales, en citant le petit dernier de ces éditos bidons que Casterman s’évertue à nous imposer en introduction à chaque nouveau tome. Nous en avons ici deux pour le prix d’un, oh oh oh ! À l’instar de l’avant-propos de François Busnel dans Equatoria, celui de la romancière Maylis de Kerangal n’est qu’une suite de lieux communs sans aucun intérêt (mais comment pourrait-il en être autrement lorsque les éditions antérieures mettaient la barre aussi hautes qu’Umberto Eco ?), tandis que le deuxième, signé Canales, est extrêmement révélateur de tout ce qui cloche avec ce troisième album. Morceau choisi :


Comme la majorité d’entre nous, qui sommes des amoureux fervents des aventures de Corto Maltese, il [le dessinateur Ruben Pellejero] voulait savoir comment et pourquoi notre romantique pirate avait été ligoté à un radeau et jeté dans l’océan Pacifique.


Hum, non. Encore une fois, non. Non, non, non et non. « La majorité d’entre nous » ? Je ne connais pas un seul lecteur assidu de Pratt qui désirait en savoir plus sur les événements ayant conduit à ce fameux 1er novembre 1913 sur lequel s’ouvre La Ballade de la Mer Salée, et notamment la mutinerie subie par cap’taine Corto, pour la simple et bonne raison que le marin à l’oreille percée est d’une honnêteté brutale lorsque Raspoutine lui pose la même question. Au fan de Corto Maltese et Star Wars que je suis, cela rappelle beaucoup les déboires du film Solo : a Star Wars Story : la mutinerie contre Corto, au motif d’un mariage raté, est une simple ligne de dialogue, au même titre que celle sur le raid de Kessel Ring. Pas besoin d’articuler tout un album ou un film autour ! Personne ne le demande !


En réalité, ce point de départ bancal n’est qu’une excuse destinée à légitimer la paresse du duo espagnol. Jugez plutôt : « Vous imaginant un peu las des épilogues à tonalité lyrique et éthérée, qui s’avèrent très évocateurs mais peu nourrissants, j’ai donc décidé de me lancer dans un bref strip-tease narratif […] », nous déclare Canales. « Strip-tease narratif », quelle élégance dans la métaphore ! Du reste, doit-on s’en étonner lorsque l’auteur nous annonce tout de go qu’en guise de « cuisine » (l’expression est là encore la sienne), il nous mijote un fast-food bien gras : sans saveur, mais tellement plus « nourrissant », ça oui !


Le pire, c’est que cette prémisse replaçant Corto et Raspoutine dans le cadre ayant donné ce chef d’œuvre intemporel qu’est La Ballade, déjà très contestable par principe, est en plus totalement ratée dans l’exécution. Pour la troisième fois consécutive, Canales et Pellejero prennent le parti d’une narration en poupée gigogne, les motivations de Corto Maltese évoluant au fur et à mesure de l’intrigue, chaque rebondissement en amenant un autre. Mais ce qu’ils prennent pour du dynamisme n’est en réalité qu’une salade indigeste, joignant pêle-mêle références symboliques à Lord Jim et Peter Pan (comme il est écœurant de lire Canales s’auto-congratuler alors que ses sabots sont encore plus gros que ceux d’un Zack Snyder) et personnages de La Ballade réduits au rang de figurants sans âmes.


Scénaristiquement inepte, Le Jour de Tarowean n’est même pas sauvé par son dessin puisque, malgré quelques belles planches, Ruben Pellejero échoue lui aussi à assurer une transition crédible avec La Ballade. En effet, l’un des principaux intérêts du personnage du Corto Maltese d’Hugo Pratt, à l’instar de Blueberry et à la différence de Tintin, Astérix ou Buck Danny, c’est la parfaite symbiose entre l’évolution graphique et scénaristique de son héros : Corto commence La Ballade en pirate rugueux et caustique, à l’œil noir et à la mâchoire carrée, longtemps avant de terminer en gentilhomme de fortune longiligne, le visage fin et le sourire bienveillant sans cesse aux lèvres.


Pellejero fait simplement fi de cette progression : son Corto est le même que sur ses deux précédent albums, ce que trahit la couverture : le cheveu défait et la barbe dévorante sont bien là, mais son regard tourmenté et romantique est celui du héros récalcitrant des ÉthiopiquesJe ne suis pas un héros, moi… »), pas du bandit cynique, ami de Raspoutine, agent de l’Empire allemand et kidnappeur d’enfants !


Alors voilà, pendant longtemps, était l’album de Corto Maltese que j’aimais le moins, la faute à sa longue cacophonie de vieilles têtes et de mythologies. Ce triste honneur revient désormais à ce tome 15. D’ailleurs, c’est terrible à dire, je n’aime carrément pas Le Jour de Tarowean. Mais au-delà de ce vulgaire classement personnel, c’est la philosophie-même de cet album que j’exècre, ce recours paresseux et facile au prequel comme méthode destinée à cacher le vide scénaristique. J’espère que ce n’est qu’un accident de parcours…


Ce qui est « nourrissant » peut rester « lyrique », ce n’est pas incompatible, Pratt l’a prouvé album après album. Ce que d’aucuns disent « éthéré » est avant tout le rêve éveillé de celui qui « songe les yeux ouverts, et ceux qui songent les yeux ouverts sont dangereux, car ils ne savent jamais quand leur songe prend fin ». Messieurs Diaz Canales et Pellejero feraient bien de revisiter leurs classiques et de méditer Les Celtiques

Szalinowski
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le 11 nov. 2019

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