Et la révolution arriva avec, pour la première fois, une aventure de Tintin qui délaisse enfin les improvisations feuilletonesques au profit d'un scénario minutieusement élaboré. Mais reprenons tout depuis le début.


Nous sommes en 1934. Hergé, dont la renommée n'est désormais plus à faire, créé un atelier qui porte son nom à Bruxelles. L'un de ses nouveaux collaborateurs s'empresse alors de publier dans Le Petit Vingtième un avant-goût des aventures de Tintin au pays de Lao-Tseu... et c'est une catastrophe. Enfilade de préjugés dignes du Pays des Soviets et du Congo, ce "trailer" pousse un abbé à écrire une lettre au jeune auteur l'invitant à se mettre en relation avec un étudiant chinois résidant temporairement en Belgique. La rencontre sera décisive.


L'étudiant, qui se nomme Tchang Tchong-jen, ouvre les yeux d'Hergé sur la diversité du monde et lui fait comprendre le danger de manier les stéréotypes culturels dans une bande dessinée qui influence à ce point la jeunesse. Une amitié profonde se construit, en même temps qu'une oeuvre élaborée, on peut le dire, à quatre mains: Tchang nourrit le propos culturel, politique, historique et artistique du livre, allant jusqu'à tracer lui-même tous les idéogrammes visibles dans les vignettes de la BD, tandis qu'Hergé élabore un scénario engagé, profondément anti-colonialiste et totalement en phase avec la réalité de son époque. Le Tintin nouveau est né.


L'album relate la suite de l'enquête entamée dans Les Cigares du Pharaon: Tintin est en vacances en Inde mais le devoir le rappelle. Après s'être shooté à la houka pendant plusieurs jours et après avoir tripoté toutes les femmes du harem de son pote le Maharadja (on peut toujours rêver) le jeune reporter décide de se remettre au boulot en suivant une piste sérieuse qui le mène en... Chine (oui, je sais, le suspens était insoutenable). Il se pourrait qu'il y tombe, par le plus grand des hasards, sur le repère des têtes pensantes du trafic de stupéfiants qui semble contaminer une grande partie de l'Orient.


Malheureusement pour lui, la conjoncture n'est pas au beau fixe dans l'Empire du Milieu : Tintin devra composer avec des évènements bien réels tels que l'occupation occidentale sensée forcer la Chine à s'ouvrir au Marché moderne, le trafic d'opium, le faux attentat d'une ligne de chemin de fer nipponne orchestré par le Japon lui-même afin de justifier une invasion militaire, ou encore une crue particulièrement meurtrière du Yang-tsé. C'est sûr que le boulot était plus facile quand Hergé se contentait de raconter le braconnage sanguinaire d'un hurluberlu au Congo !


Véritable brûlot politique, on peut raisonnablement se demander si les mômes de l'époque ont réussi à capter quoi que ce soit à cette farandole d'espions, d'industriels, de militaires et de policiers. Heureusement, l'extrême vraisemblance ne constitue pas la seule qualité de ce récit. Tout d'abord, ce dernier est magnifiquement illustré. Pour la première fois, Hergé ne se contente plus de vagues arrière-plans unis qui manifestent son manque de documentation mais propose des décors fouillés, crédibles et pleins de vie.


La version couleur de 1946 ne fait que magnifier une oeuvre déjà probante: les teintes, sublimes et éclatantes, rehaussent l'immersion du lecteur. Sur certaines pages, Hergé n'hésite d'ailleurs pas à perdre son jeune héros dans une ville ou une campagne plongée dans l'obscurité avec les premiers jeux d'ombres de la série (ces quelques planches, elles, passent d'ailleurs mieux en noir et blanc). Tintin y apparaît dépassé, écrasé par des forces supérieures et, en fin de compte, humanisé. Même si sa manie de menacer les gens avec un flingue qu'il sort d'une poche magique le fait parfois presque passer pour un personnage de Nicky Larson...


Cette humanisation trouve son point culminant dans sa relation avec les autres. Le Lotus bleu signe la première réapparition d'anciens personnages: ce sont les Dupondt qui ont cet insigne honneur. Ensuite, Tintin se lie d'amitié avec un garçon de son âge pour la première et dernière fois de la saga: Tchang, transposition imaginaire de l'ami chinois bien réel d'Hergé ! Cela nous change de ses futurs compagnons quadragénaires à la sexualité douteuse... Plus qu'un compagnon, Tintin découvrira en Tchang un frère; les deux orphelins se sauveront l'un l'autre et ne s'oublieront jamais, malgré une séparation de 15 tomes (Tchang reviendra en effet dans l'extraordinaire Tintin au Tibet). Enfin, c'est avec le groupe de résistance des "Fils du Dragon", dirigé par le vénérable monsieur Wang, que les deux garçons trouveront une famille et que Tintin versera ses premières larmes d'émotion. Oui, Tintin est enfin capable d'attachement et la fin de l'aventure, en le renvoyant à sa Belgique natale, ne fait que souligner son immense solitude d'enfant-aventurier.


"Pourquoi pas une note supérieure, puisque tout semble parfait ?" vous demandez-vous certainement, petits impertinents ! Tout simplement à cause d'une narration encore perfectible, sans cesse entrecoupée de coups de téléphone extrêmement pesants qui m'ont gâché, je dois l'avouer, une bonne partie de mon plaisir de lecture. Certes indispensables pour faire avancer l'intrigue politique, et bien qu'ils offrent au début de l'aventure des superpositions de scènes presque cinématographiques, Hergé se perd manifestement dans ce procédé, rappelant à quel point il se trouve plus à l'aise avec une narration davantage centrée sur son héros .


De toute manière, la route est encore longue.

Amrit
8
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le 26 juil. 2011

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Amrit

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