Toujours prisonnier des rêves, Julius Corentin Acquefacques est cette fois pris dans un engrenage de circonstances typique de l’imaginaire incroyablement fécond de Marc-Antoine Mathieu. On reste sur un format traditionnel pour la série et c’est de moins en moins racontable. Pourtant, Mathieu retombe sur ses pieds avec une incroyable maîtrise.


Tout commence par un infime dérèglement de l’heure, qui voit JC Acquefacques sortir à une heure inhabituelle. Il est alors observé par un homme venu du plafond ( ! ) et qui lui ressemble étrangement. A tel point qu’il le nomme son autre moi-même. Il échange quelques mots avec lui avant de partir (un taxi l’attend derrière sa fenêtre). JC travaille toujours au Ministère de l’Humour, mais il a rendez-vous à l’usine. Quelle usine ? Pour y faire quoi ? Pas le temps de donner la moindre explication, le voilà qui s’engouffre (veste, chapeau, cravate, etc.) par la fenêtre derrière laquelle un taxi l’attend. C’est en vain que l’autre lui hurle de rester, sinon ils sont condamnés. Condamnés à quoi ? L’autre n’a pas le temps de se justifier, le processus est tellement compliqué. L’autre lui-même (en pyjama, ce qui permet la distinction) va tenter de le rattraper.


Voilà JC véhiculé par un homme à vélo qui roule sur une piste cyclable constituée d’un gros câble sur lequel la jante de sa roue s’adapte. Le chauffeur de taxi semble très à l’aise avec son véhicule, prenant des raccourcis et se permettant des acrobaties quand il croise un autre véhicule sur la même piste. Il y a du spectacle !


Mais tout ceci n’est qu’un pan de l’incroyable scénario de l’album, car JC va être confronté au docteur Koff, un spécialiste du syndrome du plafond, qui va le projeter dans un autre univers délirant. A la suite d’un dialogue de sourds et d’un traitement express, JC désormais au-dessus du plafond ( ! ) parcourt maintenant un dédale de murets, situation rappelant fortement certaines scènes du film Playtime de Jacques Tati. En plus de constituer un labyrinthe, ce réseau de murets (au-dessus d’une multitude de bureaux où des bribes de dialogues apparaissent) n’est pas à explorer au hasard, car il vaut mieux éviter le vortex. Oui, le vortex, comme au centre d’une tornade ! Là, Marc-Antoine Mathieu fait vraiment fort, car il se montre le digne successeur de l’inimitable Fred (voir la série Philémon), en dépassant le cadre traditionnel de la BD. On sentait dans le précédent album de la série l’envie d’inclure la troisième dimension, celle qui donnerait de l’épaisseur à ses personnages, dans le cadre d’une BD s’inscrivant sur des planches traditionnelles, donc en 2D. Eh bien, Marc-Antoine Mathieu réussit ici le tour de force d’intégrer de la 3D réelle dans un album qui, avant qu’on l’ouvre, ne présente aucun aspect sortant de l’ordinaire. Mathieu réussit son effet en plaçant cet épisode très naturellement dans son scénario. Un scénario certes complètement délirant, à forte tendance paranoïaque, mais un scénario qui se tient de bout en bout.


Encore une fois, l’album se lit assez rapidement, ce qui est préférable étant donné la complexité narrative. Le lire d’une traite permet de garder en tête un maximum de détails, ce dont les 46 planches regorgent. En plus de ses réflexions métaphysiques récurrentes (avec de nouvelles variations), sur la position du dessinateur vis-à-vis de l’univers qu’il crée, Marc-Antoine Mathieu joue très habilement avec la notion de temps qui passe. L’onirisme combiné avec une inspiration hors du commun donnent une nouvelle BD très personnelle, avec imbrication de rêves, décalages dans le temps et spirale infernale faisant en sorte qu’une fois le doigt dans l’engrenage, on ne peut plus échapper au piège. Mais la destinée est-elle un piège ou une fatalité ?


Le dessin est encore une fois d’une grande élégance, avec un noir et blanc de toute beauté et une précision remarquable pour les détails. Le monde des rêves de JC Acquefacques est toujours incroyablement surpeuplé et l’absurde y règne en maître, déformation évidemment caricaturale (mais parfaitement identifiable) de l’absurdité du monde où nous vivons. Humour bien présent à nouveau, illustrant malicieusement l’absurdité des situations.


Si la cote de Marc-Antoine Mathieu est excellente dans l’univers de la BD, à la Bourse traversée fugitivement par JC Acquefacques, les valeurs sociales ( ! ) sont toutes nettement en baisse (-11 pour la solidarité et -15 pour le partage)… Une vraie crise des valeurs observée par la foule qui peut aller jusqu’à envahir une corniche faisant le tour d’un building à une hauteur vertigineuse. Un exemple parmi tant d’autres, dans l’ensemble de détails d’un processus qui donne le tournis (voir l’illustration de couverture).

Electron
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le 25 juin 2014

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