J'ai eu le bonheur de voir les images de ce récit avant ceux qui ouvrent ce livre à présent. La bande dessinée est un art contemporain capable de saisir mieux qu'un autre, dans ce temps où règnent les images, le fil conducteur des silences, des respirations et des sentiments avant qu'il ne se mettent en mots et en explications. Entre les phylactères, entre les cases et au fil des images que le regard balaie, nous voici, nous autres, les têtes dures, le cœur à fleur de peau, écrivant une histoire à mille fois plus grande que chacun d'entre nous. Aujourd'hui et pour toujours.



C'est en ces termes lyriques que Jean Luc Mélenchon conclut la préface de Lip, des héros ordinaires, cette BD qui retrace le mouvement ouvrier et l'expérience autogestionnaire survenue dans une usine horlogère de Besançon durant les années 1970. Si le désormais ex coprésident du bureau national du Parti de gauche peut faire preuve d'une remarquable clairvoyance en ce qui concerne les médias culturels et artistiques "contemporains" (Le récent débat dans lequel il était impliqué, concernant la lecture historique de la Révolution Française délivrée par le jeu Assassin's Creed Unity, lui a permis de donner sur son blog une salutaire mise au point sur le statut du jeu vidéo), on ne peut cependant s'empêcher de voir au travers ces lignes enthousiastes une exagération dictée par ses croyances politiques. Car oui, ne vous laissez pas embobiner par ces élogieuses paroles -en soi justes, au demeurant- : Lip ne correspond pas à une expérience de lecture révolutionnaire !


Lip s'inclut dans la mode relativement récente des BD documentaires, ce genre de roman graphique qui peut alterner le meilleur comme le pire. Du meilleur, on retiendra les chroniques autobiographiques de Guy Delisle (Schenzhen, Pyongyang, Chroniques birmanes, Chroniques de Jérusalem), et Retour au collège de l'incontournable Riad Sattouf, qui se plonge dans le quotidien et la bêtise d'un collège aisé avec une délicieuse acidité. Du pire, je retiendrai à titre personnel LAP, d'Aurélia Aurita, pas si éloigné de Lip en ce qu'il se propose d'étudier le fonctionnement et le quotidien du lycée autogéré de Paris : la niaiserie et la vacuité des échanges, les couches et surcouches de bons sentiments, autant de constats qui gâchent une idée pourtant séduisante "sur le papier". Mais c'est d'histoire et de politique dont il est question dans Lip qui est plus exactement une docu-fiction, dans un traitement relativement similaire au très méconnu Mai 68, histoire d'un printemps, diffusé en 2008 sur lemonde.fr, et aussi intéressants qu'ils puissent être ni l'un ni l'autre n'emportent réellement le lecteur dans ces épisodes clefs du mouvement ouvrier français tant la fiction insufflée dans le cours de ces événements, symbolisée dans Lip en la personne de Solange, tant les soubresauts narratifs des différentes phases de la lutte ne parviennent jamais à transcender notre condition de lecteur. Est-ce donc un problème inhérent au rapprochement entre bande dessinée et politique? Bien sûr que non, alors les seuls cas de quelques unes des collaborations entre Bilal et Christin (La croisière des oubliés, qui traite du Larzac sans le nommer, Les Phalanges de l'Ordre noir, Partie de chasse) ou entre Christophe Blain et Abel Lanzac (Quai d'Orsay, Lanzac au scénario étant un diplomate français), prouvent que tous les sujets politiques peuvent y être abordés avec génie tant qu'ils sont servis entre-autres par un scénario léché ou un humour redoutable. Non, à vrai dire, ce qui est à blâmer est plus le genre de la docu-fiction, voire du documentaire lui même.


N'ayant pas d'autre réelle profonde finalité narrative que celle de la chronique documentaire permettant la compréhension d'un système ou d'un événement, Lip et avec lui les docu-fictions donnent souvent au lecteur que je suis le sentiment troublant d'errer sans but et sans rythme dans un récit sans éclat dont la fiction ne serait qu'une coquille vide posée là plus par convention que par conviction -qui de surcroît peut faire tâche, Bidoudoume ayant évoqué dans sa critique de Lip ce qu'il voit au travers du personnage de Solange comme une lecture quelque peu idéalisée-, un récit dont l'attractive substance aurait été sacrifiée sur l'autel de la démarche documentaire, déchirant ainsi le contrat originel que divertissement et bande dessinée ont signés ensemble. Et ne me dites pas que le divertissement que constitue un épisode de mouvement ouvrier français équivaut celui que constitue, au hasard, Gargamel qui essaye de trouver le village Schtroumpf : ma mauvaise foi en serait ébranlée ! Non pas que le genre du documentaire soit inintéressant en soi -Lip n'est pas une lecture désagréable ni inutile, en outre les œuvres de Guy Delisle évoquées plus haut sont très réussies, et on pourrait même voir là dedans une certaine évolution anoblissante qui est révélatrice de la reconnaissance toujours croissante dont bénéficie la bande dessinée-, mais les bédéphiles classiques tels que moi ne pourront s'empêcher de parcourir ces pages aussi innovantes que désargentées avec un arrière-goût amer au fond de la bouche et un reflet désabusé au fond des yeux. Là où le documentaire a toute sa place au cinéma, il me semble donc que le documentaire de bande dessinée est par nature moins compatible et a parfois encore à faire ses preuves, peut être en ajoutant à la chronique réaliste une dose de folie fictionnelle, de volontarisme rythmique ou de finalité narrative nécessaires car indissociablement inhérents au média, ce qui ne nuirait pourtant pas nécessairement au caractère documentaire du propos. Peut-être encore la bande dessinée -et avec elle ses lecteurs- n'est elle finalement pas assez mature pour ce trop noble exercice, et plutôt que "documentaire" elle ne doit encore se faire au mieux que "documentée", tel que la merveille que constitue Quai d'Orsay nous donne un éclatant exemple.

DoubleRaimbault
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le 16 déc. 2014

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