Quoi de plus frustrant qu'une histoire partant avec un vrai potentiel, mais qui gâche tout en cours de route.
Monster Kinematograph de Rem Sakakibara nous raconte la vie de Mamiya, jeune femme ayant la particularité de se transformer en monstre géant lorsqu'elle ressent une émotion violente. Utilisée comme arme de guerre durant le conflit dans le Pacifique de 41-45 et méprisée par les soldats et ses supérieurs à cause de cette particularité, le retour à la vie civile ne lui portera pas vraiment chance car son passé la suivra et elle ne trouvera sa place nulle part en ce monde, jusqu'à ce qu'elle soit repérée par un réalisateur qui souhaite en faire la star de son prochain grand film catastrophe. Vous l'aurez compris, Mamiya devient l'équivalent de Godzilla, dont la première apparition se fit en 1954 au cinéma, 2 après la fin de l'occupation américaine, et qui exprimait le traumatisme général de la bombe atomique ainsi qu'une critique virulente des essais nucléaires des Américains dans le Pacifiques qui eurent lieu à la même période.
Pas de charge politique dans ce manga, mais le concept avait de quoi être alléchant.


Après tout, il y avait de quoi questionner le pouvoir des images, un événement banal pouvant devenir absolument magnifique du simple fait qu'une caméra s'attarde dessus, une catastrophe meurtrière ne marquera pas autant les esprits si l'on n'en découvre pas des images à la télévision, et le monstre a-t-il sa place autre part que dans l'imaginaire et la fiction ? Prendrions en pitié la créature de Frankenstein si nous la rencontrions en vrai, ou rejoindrions-nous la foule en colère qui viendrait la mettre à mort ?
Est-ce que la plus grande illusion du cinéma n'est au final pas de nous faire oublier un court laps de temps notre pathétique condition humaine, notre monstruosité intérieure, de nous faire accepter l'étrange voire l'effrayant que nous conspuerions tous dans la réalité ? La caméra met ainsi le doigt sur l'hypocrisie éternellement inhérente à notre espèce, sur le pouvoir de fascination des images qui transgresse toute notion de bien et de mal et fait de l'horreur notre amie. Notre jumelle.
Mamiya représente un monstre de la vraie vie qui va devenir un monstre de fiction, et d'ailleurs une véritable star, puisque l'aura de Godzilla hante encore le cinéma des décennies après la sortie du film originel. Cet univers d'illusions qu'est le cinéma va pourtant ouvrir de nouvelles perspectives à Mamiya, qui va découvrir des gens sympathiques capables de l'apprécier non seulement en tant que personnage de film, mais également en tant que personne, chose qu'elle n'avait jamais vue avant dans sa vie. Le réel devient fiction, et la fabrique de la fiction va toucher le cœur de la réalité.
Ce dont je viens de vous parler constitue en réalité les 2 premiers chapitres de ce one-shot.
Or, il en contient 5. Et c'est là que le bat blesse.


En extension à son univers "Godzillesque" revisité, Sakakibara va introduire dans son récit un "Godzilla junior", une petite fille capable elle aussi de se transformer en monstre, que Mamiya aura pour tâche d'éduquer pour éviter que ses crises enfantines ne déclenchent des catastrophes. En parallèle de quoi, l'agent gouvernemental chargé de surveiller notre héroïne va se découvrir des sentiments pour celle-ci.
Vous l'aurez compris, le manga abandonne totalement sa dimension méta pour se recentrer autour d'une histoire familiale. Chose que confirmera la fin du manga, qui introduit un "King Ghidora", symbole de l'envahisseur américain que le courageux Godzilla repoussera, ici incarné dans une jeune femme américaine, reflet déformé de la gentille Mamiya qui finira par en pincer également pour l'agent nommé précédemment, et s'engagera alors une "bataille de cœurs".
Je suis assez dépité par cette conclusion. J'en comprends le message : Il faut faire la paix avec sa part de monstrueux pour enfin être heureuse; mais le manga tombe, pour nous présenter ce message, dans un tel conformisme que c'en devient désolant. La fin du manga est littéralement une "Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants", qui conforte la femme japonaise dans son rôle de mère et d'épouse dont le manga nous a recraché des centaines de milliers d'avatars.


Loin de moi l'idée de dire à Rem Sakakibara ce qu'elle aurait dû écrire pour son manga, mais je suis triste qu'à cette passionnante histoire faisant une mise en abyme du kaiju-eiga se substitue une simpliste histoire romantique, certes très mignonne, certes très satisfaisante pour le lecteur comme pour le personnage de Mamiya, mais encore une fois trop attendue, trop conformiste.


Monster Kinematograph est donc une petite histoire sympathique, mais bien trop sage pour être vraiment marquante.

Arkeniax
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le 5 nov. 2021

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