"La quête du Graal est la quête du divin qui se trouve en chacun de nous" résume avec sagesse le personnage de Marcus Brody dans la troisième aventure d'Indiana Jones au cinéma. Chez la famille Borgia, serait-on tenté de dire, cette métaphore rentrée dans le langage commun se concrétise essentiellement par la recherche du pouvoir et de la richesse... mais pas seulement. L'une et l'autre ne seraient-ils pas qu'un tremplin vers une légitimité tant recherchée ? Il n'y a guère que dans un certain cinéma de "divertissement" que le pouvoir n'est qu'une fin en soi, un objectif aussi ultime qu'immatériel, poursuivi par des "méchants" caricaturaux et unidimensionnels.


Les cardinaux Rodrigo Borgia et Giuliano della Rovere sont tout sauf cela, aussi impitoyables soient-ils. Tous deux ne souhaitent qu'une chose : accéder au Trône de Saint-Pierre, et ce à n'importe quel prix, c'est entendu. Mais pour le premier, ne s'agit-il pas avant tout d'assurer non seulement le bien-être, mais la pérennité même de sa progéniture ? "Je parviendrai à mes fins, quoiqu'il m'en coûte... il en va de l'avenir des Borgia", déclare-t-il au coin du feu, les lèvres serrées et le regard plus déterminé que jamais. Père autoritaire et exigeant, souvent indigne mais toujours soucieux de son héritage, Rodrigo n'est pas sans rappeler Tywin Lannister de Game of Thrones...


Quant à son rival Giuliano, nous avons vu dans le tome 8 que pour bornée et intransigeante qu'elle soit, sa foi est réelle et profondément enracinée dans son désir de s'extirper de la pauvreté. C'est sans aucun doute elle, et pas seulement sa soif de pouvoir, qui le pousse à compromettre toute la diplomatie du Saint-Siège pour tenter le jeu hasardeux d'une nouvelle croisade en Terre Sainte, histoire de contrebalancer la dissolution de l'alliance tripartite. Devenu pape, Jules II n'ira jamais au bout de ce rêve, mais son règne prouvera que les intérêts de l'Église n'étaient pas pour lui un mot aussi vain que pour nombre de ses prédécesseurs... et successeurs.


En parlant de Terre Sainte, le malheureux Orsino Orsini, éborgné par un œdème et cocufié par son père adoptif, n'a toujours pas renoncé à l'idée d'aller chercher à Jérusalem la réponse à son effroyable tourment. "J*'y écouterai la voix de Dieu, jusqu'à ce qu'Il me dise enfin pourquoi Il m'a envoyé une telle épreuve*". C'est alors que Cesare Borgia finit par totalement embrasser sa vocation messianique en répondant aux provocations de son cousin : "Vous êtes toujours aussi beau [...], Pendant que Dieu vous comblait de Ses grâces, il détournait son regard de mon destin", lui jette Orsino, plein de dépit. Cesare retire calmement son gant et touche le visage gonflé du quasi-lépreux. C'est tout juste s'il n'ajoute pas "va et vois", le bougre !


Aussi dramatique soit-elle, cette scène est cependant la plus forte, émotionnellement parlant, de ce Nove qui constitue un formidable retour en forme après un Otto parfois bringuebalant. La prise de confiance en soi de Cesare Borgia est de plus en plus évidente, confiant même à la bravade : "Je n'avais d'autre choix que de répondre à son appel... quitte à y laisser mon visage ! Et si cela arrivait... ne serait-ce pas la meilleure preuve que je n'étais finalement pas dans les bonnes grâces de Dieu ?". Ses fanfaronnades n'amusent cependant pas son mentor Francesco, qui le rabroue sèchement : "Peut-être avez-vous agi comme il se doit en tant qu'homme d'église, mais votre destin n'est pas de devenir un saint. Ne perdez pas de vue que c'est l'avenir des Borgia qui repose sur vos épaules !"


Le jeune homme voudrait être le Christ, mais on attend de lui qu'il soit Hérode... sa frustration, Cesare en fait part en sortant incognito d'un prêche de Girolamo Savonarola, séquence autrement plus réussie que leur court échange du tome précédent. L'Espagnol reconnaît la justesse du discours du Dominicain lorsqu'il s'agit de dénoncer la corruption du clergé, mais fustige sa condamnation des Medici, pourtant responsables de la prospérité de Florence et de sa liberté d'opinion. "La morale est un idéal qu'il faut poursuivre, soit. Mais la chercher dans le rejet des réalités concrètes est une démarche stérile. Comment un homme qui vit hors du monde pourrait-il la prêcher à autrui ?"


Mais Cesare a bien retenu la leçon de la Pénitence de Canossa dans le tome 7 : le pouvoir spirituel ne peut demeurer tel quel, sous peine de tomber dans la futilité... mais en s'élevant (ou se rabaissant) au niveau du temporaire, il trahit sa propre vocation. "C'est l'éternel dilemme : l'Homme cherche à s'élever, car c'est ainsi que Dieu l'a créé. Pourquoi aider nos prochains à y parvenir irait-il à l'encontre de ses désirs ? Faut-il vraiment nous contenter de prier pour le salut des pauvres et des affamés sans jamais agir ? La réponse existe sans doute... mais où ?" s'interroge le jeune Borgia, tandis que Fuyumi Soryo suggère la réponse devant le dôme de la cathédrale Santa Maria del Fiore, que le grand-père d'Angelo da Canossa présentait peu avant comme le symbole de la démocratie florentine...


Cette quête, nous l'avons vu dans Sette, animera toute la vie du bâtard Cesare. Mais il n'est pas le seul à chercher des réponses aux questions qui l'agitent au plus profond de lui-même, thème central de ce Nove. Ainsi de Miguel, qui sent presque oppressé par l'accueil chaleureux de l'aïeul de son ami Angelo, vieillard volubile et bienveillant. "Vous vous présentez comme un orphelin, mais je perçois une lueur au fond de vos yeux qui me pousse à croire que vous avez trouvé une autre famille" déclare l'artisan florentin, aussi prompt que son petit-fils à voir le bon côté des gens. C'est mal connaître les doutes qui jamais ne cessent de troubler le jeune Juif, lequel s'en va silencieusement dans un ruelle obscure, tournant le dos au lecteur...


Ainsi également, mais différemment, de deux des plus grands artistes de leur époque - et de tous les temps : Leonardo da Vinci, que nous retrouvons pour la première fois depuis le tome 2, et Michanlego Buonarotti, que nous avions brièvement aperçu dans le tome 7. Tous deux sont animés par ce souci intemporel que Rainer Maria Rilke appelerait "l'art pour l'art", au point que Leonardo, au service du tyran milanais Ludovico Sforza (surnommé "le Maure", soit en raison de sa peau tannée, soit de sa réputation de cruauté...), semble ne penser la mort de soldats incinérés par son rêve de cheval cracheur de feu qu'en termes de technicité.


Les préoccupations du futur peintre de la Chapelle Sixtine, personnification de l'enthousiasme de la jeunesse, sont bien moins funestes, encore que l’orgueil du jeune homme laisse rêveur : "J'inventerai un univers parfait, rempli d'énergie et de beauté, un monde qui séduira tous ceux qui poseront les yeux sur lui. Je le créerai de mes propres mains !". Mais on pardonne tout aux génies ! Car il faut reconnaître qu'à la différence de Cesare Borgia, Michel-Angelo sera allé au bout de son rêve. En seront-ils néanmoins sortis rassasiés, lui et Da Vinci ? Il est permis d'en douter...


Et notre brave Angelo, dans tout cela ? Ah, ses motivations sont décidément plus simples et irréfléchies. Lui qui a été très tôt privé de maman, mais qui se souvient encore bien de sa douceur (quel contraste avec ses deux amis espagnols...) et qui a pu bénéficier de l'éducation exemplaire de son grand-père, fait une nouvelle fois preuve de son empathie irréfléchie en adoptant le petit garçon qu'il avait croisé dans le quartier miséreux de Kinzica à l'occasion du tome 2, ce qui donne lieu à une très jolie scène chez l'étudiant florentin.


Tout est spontané et dénué du moindre calcul chez ce jeune homme désarmant... y compris le sexe ! Sans une once d'arrogance, au contraire un peu embarrassé, Angelo reconnaît avoir joui trois fois lors de sa première nuit avec la prostituée de l'album précédent, ce qui lui vaut l'admiration de Cesare. Cocasse, lorsqu'on sait que le Borgia, dans une lettre à son père, prétendra avoir huit fois (!) honoré sa promise française Charlotte d'Albret lors de leurs nuits de noces... mais son ineffable candeur n'empêche pas Angelo d'avoir sa propre philosophie, qu'il partage avec Giovanni de Medici : "Chacun avance à son rythme. Ce qui compte, c'est de franchir les étapes."


D'une profondeur et d'une richesse historiques moindres que Sette, le neuvième tome de Cesare permet cependant aux motivations personnelles des divers personnages de prendre le pas sur le grand jeu géopolitique de la Botte italienne, pour la première fois depuis le tome 6, ce qui est rafraîchissant et permet d'en faire probablement mon deuxième album préféré de la série, ainsi qu'à Fuyumi Soryo et Motoaki Hara de confirmer les dires de Marcus Brody. La quête du Graal de Cesare Borgia paraît cependant la plus ardue de toutes, ce qui est la preuve ultime d'un personnage particulièrement fascinant et tragique.

Szalinowski
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le 29 oct. 2019

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