La vraie vedette de ce double album, c'est la fusée à damiers qui est ancrée parmi les mythes de l'univers tintinesque ; elle est bien plus élégante que celles de la NASA et fait partie d'un imaginaire hergéen au charme indescriptible. Les scaphandres d'Hergé participent aussi à ce charme, ils ont un côté rudimentaire de bibendum insolite, tandis que les casques sont des dômes en plexiglas qui permettent de mettre les visages des personnages en valeur et d'en observer les réactions.
Après Objectif Lune qui était la préparation nécessaire, l'aventure au sens propre commence vraiment ici, elle est décrite avec beaucoup de poésie tout en s'appuyant sur une réalité scientifique que Hergé n'a fait qu'utiliser au mieux d'après les éléments disponibles à l'époque, pour envoyer ses héros marcher sur l'astre lunaire 16 ans avant Neil Armstrong. Mais Hergé enveloppe cette aventure avec une sorte de poésie naïve et un charme enfantin pour atténuer l'aspect très sérieux.
Les années 50 pour le cinéma hollywoodien de science-fiction sont le reflet d'un désir, celui de l'évasion vers la conquête spatiale, mais là où certains films ont aujourd'hui considérablement vieilli ou tout au moins, sont marqués par leur époque de réalisation et l'imagerie 50's (même certains chefs-d'oeuvre comme Planète interdite), l'odyssée spatiale hergéenne n'a pas pris une ride ; et pourtant Hergé donne de la Lune une image conforme à celle qu'on voyait dans la plupart de ces films à l'ancienne.
On remarquera que certains plans ou compositions d'images sont très cinématographiques : la belle plongée page 4 (3ème case), la vision de la Lune page 13, l'alunissage des pages 21,22 et 23, la contre-plongée du char lunaire pages 32 et 34, jusqu'à l'atterrissage final... Du côté des personnages, Tournesol évolue sensiblement, d'abord par le fait qu'il consent à briser l'isolement de sa surdité, puis par un aspect nouveau de son caractère qu'Hergé démontre lors de l'étonnante colère de "zouave" dans Objectif Lune ; le calme, le doux petit professeur sidère tout le monde. Quant à Baxter, il se montre encore plus anxieux que les passagers de la fusée ; indirectement il fait sourire, mais Hergé en a fait un personnage trop sérieux pour qu'il soit vraiment drôle.
Mais le personnage le plus singulier dans cette histoire, et l'un des plus complexes de la série, c'est l'ingénieur Frank Wolff ; demi-bon ? demi-méchant ? à vrai dire, c'est plutôt une victime. Victime de sa faiblesse, victime de sa lâcheté, victime rédemptrice enfin qui donne une note tragique à cette aventure, un personnage émouvant, torturé par sa dualité intérieure, qui choisira le suicide pour sauver tout le monde ; sa mort n'est pas montrée par pudeur. C'est l'un des rares personnages dans la saga Tintin à trouver la mort, certainement le plus regretté, et d'ailleurs Hergé semble plein de compassion pour cet ingénieur qui expie sa faute par un geste héroïque. Il y a aussi un autre mort avec le clandestin Boris Jorgen, mais lui trouve une mort logique, car c'est un vrai méchant qui voulait abandonner les héros sur la Lune.
Il est vrai que les morts dans les aventures de Tintin sont assez rares, on dénombre notamment Tom le bandit qui est dévoré par des crocodiles dans Tintin au Congo, les 2 bandits Alonzo Perez et Ramon Bada qui périssent noyés dans l'Oreille cassée, tout comme le colonel Diaz qui explose avec une de ses bombes, Mitsuhirato qui se suicide dans le Lotus Bleu, sans oublier le pirate Rackham le Rouge tué par l'ancêtre du capitaine...
Il faut savoir enfin que cette longue aventure lunaire qui paraît dans l'hebdo Tintin en mars 1953, comportait de nombreuses séquences qui seront supprimées lors de la publication en album découpé en 2 ; d'autres ont été modifiées, d'où évidemment une frénétique recherche des collectionneurs. Ce diptyque s'inscrit donc parmi les bons albums de la série, je ne sais pas trop ce qu'en pensent les tintinophiles, mais pour moi, il ne fait pas partie des chefs-d'oeuvre absolus, ceux-ci étant selon mon classement personnel les 4 albums qui vont suivre.

Ugly
9
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le 8 avr. 2021

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