Plein la vue !

Ou comment Hergé nous démontre que l’on peut être à la fois le plus populaire des BDéistes, mais aussi un esprit scientifique aguerri et rigoureux : dans cette deuxième moitié du diptyque spatial de Tintin, Hergé s’élève au niveau des grands noms de la SF, il anticipe avec quinze années d’avance l’aventure de 1969 !

On a marché sur la Lune fait partie des albums de l’âge d’or de Tintin : Hergé en maîtrise les ficelles de bout en bout. Ici il marie l’humour à l’exactitude scientifique : Tintin et Haddock sont entourés d’une part par les deux Dupondt attardés dans la fusée, avec leurs cheveux verts et leurs idées crétines ; d’autre part, il y a Tournseol (toujours aussi joyeusement suicidaire !), et qui démontre tout le travail qui peut se cacher derrière une simple BD.
Ce n’est pas pour rien si Hergé et Bob de Moor auront mis trois années entières à finaliser cet album lunaire !...

Le ton de l’album est joyeux, beaucoup plus que dans Objectif Lune : exit l’atmosphère lourde du roman d’espionnage, voici l’émerveillement et la fantaisie d’une aventure hors des frontières du monde connu. Haddock ivre, ou bien les deux Dupondt, ajoutent beaucoup à la cocasserie de l’album : trop peut-être, surtout les deux policiers, qui gagneraient à être un peu moins présents à chaque case ...
... mais le dénouement contrebalance totalement cet aspect plutôt léger de l’aventure lunaire. Avec l’apparition de Boris, et la trahison de Wolff exposée au grand jour, le lecteur commence à prendre peur pour ses héros. Si Haddock ivre et orbitant autour d’Adonis prêtait plus au rire qu’à l’inquiétude, voilà que dans la dernière partie de l’intrigue, l’oxygène vient à manquer, et le danger commence à se faire plus pressant.

Enfin la séquence la plus marquante de l’aventure, celle qui fait oublier ses premières pages drolatiques, c’est le sacrifice de Wolff : Hergé s’est décidément bien éloigné de ses petits albums guillerets des années 1930, et ce passage est si choquant que les autorités religieuses de l’époque contraignent Hergé à l’adoucir (en ajoutant la possibilité d’un miracle). La colère et les remords de Haddock lorsque le sacrifice de Wolff est révélé, ainsi que la violence avec laquelle il fait ravaler aux Dupondt leurs paroles, constituent sans aucun doute la séquence la plus adulte de ce personnage : la seule fois où on voit le Capitaine verser de véritables larmes...

On a marché sur la Lune n’est pas un album parfait, il reste truffé d’erreurs : l’absence de visière contre le soleil dans les scaphandres, la présence d’une rivière de glace sur la Lune, ... Mais avec cet album époustouflant, et en ayant eu la sagesse de ne convoquer ni vie extraterrestre ni monstres bizarroïdes, Hergé a réussi à fasciner des générations de lecteurs étourdis par cette épopée lunaire.

Combien d’enfants auront cru que Neil Armstrong avait atteint la Lune dans une fusée bicolore, plutôt que dans une obscure capsule grisâtre ?