Un marchand, tellement plus que du sable

A un ami qui m'a demandé entre deux churos si je recommandais ce volume 7, j'ai répondu : "évidemment, il y a du Yoshitaka Amano dedans".
On est un fanboy ou on ne l'est pas.
Je réalise a posteriori qu'en statuant ainsi, je n'ai pas été juste avec l'ouvrage.
Non que les illustrations d'Amano ne soient pas sublimes, bien entendu, elles le sont toujours (et on ne discute pas). Seulement elles ne représentent là que le haut de l'iceberg.
La cerise sur le gâteau. Sauf que le gâteau est une pièce montée au sens Shakespearien des termes.


Déjà, parce qu'on trouve aussi dans ce tome les productions d'autres graphistes de grand talent, qu'ils soient dessinateurs BD, peintres, plasticiens, calligraphes ou tout à la fois (Dave Mc Keane en tête, mais pas que).


Ensuite (et là, j'enfonce une porte ouverte, mais il faut l'écrire noir sur blanc), parce que Sandman n'a pas besoin d'Amano pour être une Oeuvre d'Art. Pas une petite production d'arrière-bibliothèque (si tant est que cela existe), ou une parenthèse bédéphile de plus. Pas un "simple" comic book (si tant est que cela existe, de la même façon), ni un de ces "romans graphiques" qui font la fierté subversive des lecteurs de Télérama lorsqu'ils désirent s'encanailler entre deux Michel Houellebecq.


Sandman est Au-Delà.


Il ne transcende pas seulement les genres, mais aussi les catégories. Les a priori. Les archétypes.
Il existe à la marge, sans pouvoir s'insérer dans aucune case, au point qu'on en vient vite à se demander qui, à part soi, peut bien le lire et l'aimer "pour ce qu'il est".
A l'image de son protagoniste, en somme, qui n'occupe les planches de la scène que par obligation.
Morphée, le Rêve, n'est premier rôle que parce qu'il en faut un, tout comme Sandman n'est une bande dessinée que parce qu'il faut bien être quelque chose - et qu'à tout prendre, bande dessinée n'est pas si mal, au fond.


Neil Gaiman est un très grand auteur (pas encore immense, mais il y travaille) - nul individu doué de raison ne saurait prétendre le contraire sans sourciller (ou bien la raison est-elle un concept surfait). Pour autant, il n'a jamais été si brillant, lettré, lui-même que dans les pages de son Marchand de Sable. Libéré du carcan (souvent vexatoire) de l'écriture romanesque (à laquelle il ne manque pourtant pas de tirer quelques irrévérences), débarrassé de ses contraintes les plus vulgaires (opératoires, écrirons-nous), porté par les pinceaux d'autrui, il peut se détacher de l'accessoire pour donner le meilleur de sa plume. Le meilleur de la plume.


Parce qu'on ne saurait écrire mieux, je me refuse à le croire.
Pourtant on le devrait. Evidemment.
Quoi que l'on fasse, quel que soit le registre, quel que soit notre champ d'expérimentation artistique, on devrait toujours se comparer au Sandman - et ne se comparer qu'à lui.
Se poser la question : "peut-on en faire autant ?".
Ou : "au moins, ne serait-ce qu'à moitié ?".
Et sinon : "à quoi bon ?".
A quoi bon, oui.
Quand je lis les textes si finement ciselés, les répliques si profondes, si pleines de sensibilité, de souffre, d'argile, si pleines de ce ferment de l'âme qu'est l'imaginaire, si pleines de tendresse et de cruauté et de douleur et d'éblouissements - tout ce qu'une oeuvre artistique devrait être -, je me dis sincèrement que je n'ai pas ma place dans le petit monde (pourtant presque infini) de la création. Je me dis qu'il n'a pas besoin de moi.
Je me dis qu'on n'a pas besoin de moi.
Je me dis que le seul qui a besoin, dans l'histoire, c'est moi.
Chaque page de Sandman le rappelle à mon bon souvenir - et c'est un magnifique cadeau.
La morale de l'histoire, c'est qu'il faut créer Grand. Mais pas créer pour être Grand. Qu'il faut être prétentieux, mais se garder de le faire avec prétention. Qu'il faut viser la lune, mais pas pour la soumettre. Pour attirer son attention - comme un jeune homme timide qui voudrait gagner ses faveurs. Qu'il n'y a pas de règles, quand il y a le talent. Qu'il faut ne se comparer qu'à soi - et encore : pas au soi que l'on a été mais au soi que l'on pourrait être.
Qu'importe si, peut-être, j'écris bien (admettons), si j'ai des idées qui fonctionnent (pourquoi pas ?) : je pourrais écrire mieux, mes idées ne sont que les ombres de celles que je pourrais avoir.
Créer, c'est pouvoir être satisfait de son travail pendant, allez, quoi, quelques heures, les bons jours.
Quelques minutes, le plus souvent.
Jamais, le reste du temps.


La création, c'est comme chercher à figer un rêve au matin : lutter contre un inéluctable qui s'effiloche, un grandiose qui se dissout, tenter d'en retenir plus qu'on ne le pourra, pleinement conscient que ces efforts sont vains et qu'on n'en sauvegardera que des bribes.
Par conséquent, si vous pouvez regarder en face votre création et vous dire : "c'est génial, je suis vraiment trop bon", c'est certainement que vous vous êtes trompé de voie.


Il y a tout ça, dans Sandman. Ou plutôt : il EST tout ça. Tout ça et tellement plus encore : de paraboles, de métaphores, de mises en abymes, de tristesse et d'amour.


Tout ne s'y vaut pas, évidemment : certains seront plus sensibles aux histoires courtes, plus narratives, plus allégoriques, plus littéraires. D'autres préfèreront les arcs longs, leur incroyable atypisme narratif, leurs imprévisibles sautes d'humeur, leur poésie macabre qui vous glace et vous charme dans le sang et les larmes.


Le graphisme "à l'ancienne" pourra rebuter qui se contentera de feuilleter (j'étais de ceux-ci, je le confesse), mais force est de constater que son austérité sinistre s'accorde à merveille à ce conte fantastique aux frontières de l'épouvante.


Pourquoi je conseille ce Sandman 7, alors ?


Parce qu'il y a les illustrations de Yoshitaka Amano, oui. On ne se refait pas.


Aussi, parce que c'est une fin qui constituera un commencement rêvé pour qui aurait peur de prendre le train du sommeil en route. Parce que ce long épilogue nostalgique représentera paradoxalement (mais pas tant que ça) l'introduction rêvée à cette entreprise artistique pharaonique. Parce que connaître le dénouement ne vous enlèvera rien, au contraire. Vous n'en apprécierez que plus d'en découvrir les prémices.
D'être officiellement présentés aux personnages que vous connaissez déjà, sans le savoir.


Il y a eu un avant et un après Sandman.
Ou plutôt, il y en aura un, lorsqu'on pourra enfin (déjà ?) en parler au passé.
Presque 20 ans après son point final, force est de constater qu'on en est encore loin.

Liehd
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le 11 avr. 2016

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