Les six premiers tomes de Cesare ont été si riches en intrigues et sous-intrigues, si foisonnants de personnages fascinants, si denses en contenu historique, que j'ai l'impression de ne pas m'être attardé autant qu'elle le mérite sur le dessin et la technique de Fuyumi Soryo. Il est donc grand temps de corriger cela, d'autant que ce Sette est, à mon sens, son magnum opus. Le meilleur album de la série donc, et rien de moins que l'une des meilleures bandes dessinées que j'ai eu le plaisir de lire dans ma vie.


De grands mots, j'en suis conscient, mais je les ai bien pesés avant de les écrire. En effet, qu'elles soient japonaises, franco-belges, américaines ou autre, rares sont les œuvres du Neuvième Art à m'avoir à ce point touché sur un plan esthétique, émotionnel mais aussi intellectuel. J'en suis ressorti avec un sentiment de satiété peu commun. Cet album m'a marqué à tellement de niveaux qu'il va m'être difficile de tous les énumérer de façon succincte dans cette critique.


Mais comme je le disais, c'est pour moi une évidence que de commencer par évoquer l'extraordinaire travail graphique de Fuyumi Soryo. D'une grande élégance, excellant notamment à jouer de leur environnement minutieusement reconstitué pour mieux narrer le ressenti des personnages et la richesse de l'époque, son dessin a cependant dû parfois subir le poids d'un déluge d'exposition écrite, la frontière avec le manga documentaire n'étant pas toujours en mesure de contenir le flot des informations sur une période aussi touffue.


Libérée de ce type de contrainte, l'ouverture de Sette est l'occasion pour la dessinatrice de montrer toute l'étendue de son talent. Bercée par la mélopée du Gloria in excelsis Deo pour tout dialogue, cette séquence de la Messe de Noël ne peut laisser le lecteur indifférent, qu'il soit croyant ou non. Moi-même qui ne le suis pas, j'en suis ressorti émerveillé et plus humble devant les mystères de la foi. Je ne peux imaginer plus bel hommage aux bâtisseurs de cathédrales et aux artistes de ce temps que la précision titanesque avec laquelle madame Soryo retranscrit leur oeuvre sur la page. La vue en plongée verticale depuis la voûte et la double-page de l'abside sont trois des planches les plus colossales que j'aie jamais vues. Je peux les contempler pendant une éternité et toujours avoir le souffle coupé par leur parfaite symétrie et leur sens du détail. La sensation de vertige est encore renforcée lorsque je songe au nombre d'heures qu'il a dû falloir pour en venir à bout.


Mais Cesare ne serait pas Cesare si Fuyumi Soryo, tout à son travail de fourmi sur les sculptures, les ornementations murales et les habits tous plus détaillés et complexes les uns que les autres, perdait de vue l'essentiel : l'humain venu exprimer sa gratitude et son espoir en la maison de Dieu. Aussi cinématographique qu'un storyboard élevé au rang de tapisserie, ce montage passe d'une église à l'autre dans la plus parfaite fluidité, et en dit plus long que mille discours sur ses protagonistes : masque impénétrable de Cesare Borgia, regard évaluateur de ses mentors espagnols et de ses potentiels rivaux ou alliés lombards, vague-à-l'âme de Giovanni de Medici, colère froide de Giuliano della Rovere, sérénité d'un Rodrigo Borgia qui se sait proche de la victoire, moue inquiète de Niccolo Machiavelli, profonde piété d'Angelo da Canossa...


Mes détails préférés sont cependant les réactions contrastées des trois "aliens", les juifs convertis de la suite de Cesare : quien sabe pourquoi l'habituellement imperturbable Miguel lève de grands yeux ébahis vers les premières neiges, tandis que Felipe interrompt sa prière plus ou moins sincère pour jeter un coup d’œil en coin sur son ami Alvaro, personnage d'ordinaire comique mais dont le regard fixe et grave peut avoir bien des significations ?


Mais les auteurs nous rappellent aussi que pendant que tout ce petit monde se recueille dans la chaleur de la nef, la magie de la Nativité n'est pas offerte à tout le monde, et certainement pas à ceux qui en ont le plus besoin : case déchirante que celle qui voit cette petite main d'enfant échapper, inerte, à l'étreinte de sa mère sans abris...


Je pourrais m'arrêter maintenant, après cette vingtaine de planches des virtù 54 et 55, que Sette serait d'ores et déjà un chef-d'oeuvre à mes yeux. Mais passée la messe de minuit, les habitudes bavardes de la série reprennent le dessus. Dommage ? Non point, car loin de s'effacer derrière les longues explications historiques et/ou théologiques du professeur Motoaki Hara (par l'entreprise de son éminent confrère du XVème siècle italien, Cristoforo Landino), Fuyumi Soryo va leur apporter encore plus de lustre que d'ordinaire.


Pourtant, les trois quarts du reste de l'album sont, à première vue, tout ce qui me frustrait avec la deuxième moitié du tome 5 : un très long encart sur des événements a priori sans rapport direct avec l'intrigue principale de Cesare, à savoir l'élection du prochain pape. En réalité, ce voyage dans le temps est une bien meilleur introduction au Prince que ne pouvaient l'être les précédentes rencontres entre Machiavelli et son modèle. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si l'album se termine par un nouveau face-à-face entre les deux géants du Rinascimento, beaucoup plus tendu qu'auparavant ("Messire Cesare, est-ce le discours de l'Italien ou de l'Espagnol que vous me tenez ?"). Illuminé par les leçons de Landino, Cesare est prêt à endosser le costume que le Toscan souhaite pour lui. Oh, et puis Soryo nous gratifie d'une vue en contre-plongée du château de Nantes, ce qui me va droit au cœur !


Ce long détour a pour point de départ la présence, apparemment incongrue dans l'enceinte de la cathédrale de Pise, du tombeau d'Henri VII, Saint-Empereur romain germanique et figure de la Divine Comédie de Dante, qui lui promettait l'un des trônes du Paradis, et à qui l'on doit la présence de cette sépulture en terre toscane, pourtant traditionnellement acquise aux Guelfes, partisans de l'Église. Pourquoi et comment Dante Alighieri, père de la langue vernaculaire italienne et lui-même défenseur de l'autorité papale sur la Botte, a-t-il cautionné la tombe d'un souverain étranger et laïc dans ce lieu de culte ?


Passons sur un étrange faux-raccord (Cesare s'étonne d'entendre que c'est à Dante que l'on doit la présence du défunt empereur à Pise, alors même que trois planches plus tôt, il demande son rôle dans l'affaire) pour nous pencher sur l'essentiel : quel est le rapport entre ce tombeau vieux de deux siècles et le jeu de pouvoir dans l'Italie de 1491 ? Tout, en fait.


Landino, ou plutôt Hara, entreprend en effet de remonter jusqu'aux fondations de la Rome antique, en passant par la fameuse Pénitence de Canossa et le conflit entre Guelfes et Gibelins, pour expliquer la nature du conflit qui divise la péninsule italienne de la fin du Moyen-Âge, et par-là même l'Europe entière : la dualité du pouvoir, temporel et intemporel, en principe garante de son équilibre, est-elle vraiment viable ? Pour être efficace et aller de l'avant, le pouvoir ne doit-il pas être au contraire symbolisé par un seul homme, à la volonté de fer, pour peu qu'il soit à l'écoute de ses sujets ? Autant de questions qui n'ont pas cessé de hanter la civilisation occidentale, encore aujourd'hui.


Le passage consacré à Canossa est plus court que celui sur l'amitié entre Henri VII et Dante (qui tend à idéaliser l'empereur tout en diabolisant le roi de France Philippe le Bel, pour autant que mes connaissances médiévales me permettent d'en juger), mais je le trouve particulièrement intéressant : certes, en s'opposant le premier à l'autorité terrestre de l'empereur pour des motifs essentiellement économiques, le pape Grégoire VII n'a pas usurpé son surnom de "Saint-Satan", mais en temps que chef d'état, sa décision se défend, et a eu des conséquences considérables. Au passage, on ne peut que se demander pourquoi les auteurs ont appelé leur héros "Angelo da Canossa" : parce que son bon sens est censé rappeler à Cesare qu'empereur ou pape, un souverain se doit de régner en veillant sur le peuple avant tout, plutôt que de ne se soucier de ses finances ou de son prestige ? La réponse deviendra probablement plus apparente par la suite.


Plutôt que de me perdre en commentaires et spéculations sur tous les sujets abordés par l'album, je terminerai de la même façon que j'ai commencé, en évoquant le dessin de Fuyumi Soryo, plus riche que jamais durant la totalité de cette longue séquence : si vous pensiez qu'elle ne savait dessiner que des églises et des adolescents efféminés, alors admirez sa vue aérienne de la forteresse de Canossa, celle des plaines embrumées s'étendant devant Dante, ses armées de chevalier en pleine mêlée, ses beaux portraits de Grégoire, de Dante, de Béatrice, des deux Henri... je voudrais que cet album ne se termine jamais.


Mais toutes les bonnes choses ont une fin. Seul le débat à la base de ce Sette, et probablement de toute la série Cesare, n'est pas encore clos, et ne le sera probablement jamais car il n'est pas censé l'être : la démocratie permet l'alternance en répondant aux désirs des peuples, souvent inconstants, mais aux dépens de la stabilité recherché par Machiavelli et consorts. Mais si le dualisme ne survit que rarement le passage de la théorie à la réalité de la politique terrestre, en revanche Fuyumi Soryo et Motoaki Hara viennent de nous montrer qu'il est l'essence-même de toute bonne fiction historique : un scénariste scrupuleux marchant main dans la main avec une artiste talentueuse, pour recréer ce qui a été, et ainsi nous aider à comprendre ce que nous sommes, dans l'espoir d'en découvrir un peu plus sur ce que nous serons...

Szalinowski
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le 16 oct. 2019

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