Shangri-La
7.4
Shangri-La

BD franco-belge de Mathieu Bablet (2016)

Plaines d'Interrogations Spacio-Contemporaines

Après avoir été largement séduit par La Belle Mort, c’est avec impatience – vive curiosité et grandes attentes – que j’ouvre le nouveau roman graphique de Mathieu Bablet, l’impressionnant et puissant Shangri-La. Le plaisir est au rendez-vous, immense une nouvelle fois.



L’immersion est inéluctable, l’aventure intriguante,



et le voyage stellaire s’avère splendide. Critique sociétale, questionnements autour de l’histoire de l’homme autant que de sa condition, complot des élites contre le peuple, manipulations scientifiques aux limites de la déontologie, narration complexe en couches imbriquées, le jeune auteur français continue de poser méticuleusement les bases d’une œuvre qu’on espère maintenant dense et prolifique.


Une longue introduction présente Scott, rescapé solitaire sur une planète aride qui se bat pour survivre dans le seul but d’être l’unique témoin d’une supernova, esprit sacrifié à la curiosité ultime : voir la naissance d’un univers. Dès les premières planches, Mathieu Bablet nous plonge dans un univers qui exige



un engagement intense de l’intelligence du lecteur :



autant dans le dessin, précis et détaillé, qui invite l’œil à se perdre, à explorer, que dans la narration, centrée sur le temps du récit pour mieux laisser planer les interrogations circonstancielles et amener le lecteur à se projeter dans le mystère qui s’entrevoit.


Flash-forward à des milliers d’années de là, où l’on retrouve Scott au cœur d’un équipage d’exploration scientifique qui s’en retourne de mission vers Tianzhu, station spatiale démesurée abritant une société capitaliste idéale de consommation en circuits fermés : production, distribution et profits pour



un peuple abandonné qui se replie sur lui-même afin d’assurer sa propre survie.



La Terre condamnée depuis des siècles par d’irréversibles dégâts écologiques n’offre plus les éléments essentiels à la vie sur son sol, et l’on pense évidemment à Wall-e des Studios Disney. Sur cette toile de fond seulement, parce que chez Mathieu Bablet, les antagonismes ne sont pas aussi tranchés, on n’est pas là dans le folklore bien-pensant mais dans la remise en question complexe, imagée et projetée, de nos sociétés, des dérives de certains aspects, et de nos soumissions aveugles. Là-haut, dans ce huis-clos lourd au cœur du vide intersidéral, deux frères se croisent et s’affrontent tandis que l’avenir de leur patrie perdue se condamne face à la terraformation en cours des plaines de Shangri-La sur Titan dont les humains s’interdiront l’accès au profit d’une nouvelle espèce créée in vitro, le projet Homo Stellaris. Scott travaille pour le consortium dirigeant et quand il semble s’épanouir dans l’abandon à cette liberté surveillée, son frère et ses amis rêvent de révolution.



Je ne suis pas un assisté, inutile. Si on juge pas les gens à leur
efficacité, alors on les juge comment ?!



Dangereuses manipulations d’antimatière par des équipes de scientifiques aux quatre horizons du système solaire, complots et secrets autour de la gouvernance de la station, autant qu’autour d’un éventuel retour sur Terre ou de la colonisation à venir des plaines de Shangri-La,



la dystopie s’installe page après page,



complexifie ses ramifications en différents enjeux pour de nombreux personnages, et pèse de plus en plus sur la narration. Les héros malgré eux de ce récit en désillusion s’y révèlent et s’y affirment. Racontent les questions essentielles que nos sociétés contemporaines se doivent de soulever si nous désirons survivre aux innombrables défis et catastrophes qui s’annoncent à l’horizon des prochaines décennies. Mathieu Bablet développe, dans la continuité de l’énergie soulevée avec La Belle Mort,



l’évidence des questions de survie que le capitalisme met à jour



sur son propre avenir autant que sur l’avenir de l’homme.



Vous ne nous faîtes peut-être pas de mal physiquement, mais en
réalité, vous nous tuez spirituellement.



Artiste de l’illustration, l’auteur livre un album de plus de deux cents pages où la superbe du dessin enchante l’œil de l’amateur : trait fin, portraits précis, l’action s’insère dans



de magnifiques monochromies d’ambiance,



les décors regorgent de mille détails, et la caractérisation des personnages est toujours minutieusement étudiée dans l’élan de chaque coup de crayon. Le montage emprunte au cinéma avec



une forme de virtuosité libre, signature de talent :



actions en tensions dans l’implication des personnages principaux, ellipses maîtrisées pour l’entretien idéal du mystère, parallèle insisté pour appuyer les enjeux dans l’urgence. De la première à la dernière case, les temps du récit se dilatent, s’accélèrent, se heurtent et s’évitent, se rencontrent. Emmènent le lecteur dans un voyage sidérant, et titillent l’imaginaire avec précision, y taillent les incisions d’un avenir catastrophe comme une alerte sans espoir.


Avec Shangri-La, l’auteur explore



les voies imaginaires d’une histoire de l’humanité.



Transpose les défis actuels de nos sociétés en une odyssée désœuvrée au cœur d’un champ spatial démesurément vide et infertile. Et affirme l’étendue inattendue de son talent, autant graphique que scénaristique : Mathieu Bablet nous offre un tapis dense de narration fantastique pour semer



les graines de grandes interrogations essentielles,



rattachant en un mouvement l’imagination à notre intelligence collective de survie. Malgré un bémol dans l’exploitation des personnages par rapport à La Belle Mort, il y a dans Shangri-La tous les ingrédients d’une bande-dessinée de science-fiction réinventée dans la lignée des plus grands titres du genre !

Matthieu_Marsan-Bach
8

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Créée

le 8 août 2017

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