Corto Maltese est un ami rare. Un héros solitaire, caustique, individualiste voire égocentrique, plus spectateur des démêlés de ses proches que véritable aventurier, il sait choisir ses amis. Hugo Pratt a distillé avec parcimonie ses aventures, douze albums en vingt-quatre ans. Je lui en suis reconnaissant. Pourquoi ? Car la quantité nuit fatalement à la qualité. J’estime qu’il faut dessiner trois opus pour créer un véritable personnage, une douzaine pour bâtir un univers cohérent, une vingtaine pour en faire le tour. La suite est, au mieux inutile, au pire mauvaise. La sortie d’une treizième album m’inquiète et pourtant m’intrigue. A quoi bon ?
Pour 5.000 sorties de BD par an, combien de héros connaitront un tome 2 ? Combien parviendront à se faire une place au soleil ? Si peu. Pour (éventuellement) publier de jeunes auteurs, l’éditeur doit amortir les anciens. C’est la loi du marché. D’excellents auteurs ont succombé aux sirènes des tirages : Achille Talon, Alix, Astérix, Buck Danny, Lucky Luke, Ric Hochet, les Tuniques Bleues… Il faut vendre pour couvrir les charges de l’éditeur, des libraires, des critiques… Dès lors, à la retraite des auteurs, il semble logique de leur choisir des successeurs. Après tout, Marvel et Disney n’ont-ils pas fait de leurs créatures d’inépuisables poules aux œufs d’or ? Une clientèle existe pour de la bande dessinée de consommation immédiate, tout comme pour la littérature de gare et le soap opéra, aussitôt lue, aussitôt oubliée.
Et les autres ? Les puristes. Si Tintin n’aura pas de suite, Edgar P Jacob avait dessiné huit Blake et Mortimer de son vivant, Dargaud en produisit neuf en dix-huit ans ! Hugo Pratt aurait consenti à être repris.
Que vaut Sous le soleil de minuit ? Le dessin de Ruben Pellejero est différent de l’original mais objectivement plaisant. Il ne plagie pas le trait du maître, mais crée son propre univers. Corto y gagne en distinction, il grandit. Les décors sont plus précis, bon job. Juan Diaz Canales livre un scénario brillant. Hélas, il pâtit du format, trop court, de l’album. Que faire en seulement 70 pages. Pratt travaillait sur 100 ou 200 pages. Le résultat est frustrant, les dialogues trop laconiques et les ellipses trop fréquentes nuisent au plaisir de la lecture.
Une subite envie m’étreint, celle de relire les anciennes aventures, les albums défraichis qui sommeillent dans ma bibliothèque. Relire Pratt ! Voilà l’effet bénéfique de cette sortie. Le battage médiatique sur cet album va raviver la vente des anciens. Effet commercial certes, mais aussi culturel : l’idée que de jeunes lecteurs vont frémir au côté de notre capitaine maltais me réjouis. Merci.