En ce milieu des années 70 où Riyoko Ikeda entame la création de Très cher Frère, le genre shôjo est en pleine mutation, à l'instar de très nombreux autres domaines créatifs de l'époque. Sous l'influence de plusieurs auteurs, dont certains forment le Groupe de l'an 24, un cercle exclusivement féminin, cette branche de la culture manga, à ce moment surtout incarnée par des auteurs masculins, adopte soudain une sophistication tant artistique que narrative, mais surtout psychologique alors jamais vue. À partir de cette modernisation graphique et de cette ambivalence des personnages, les récits du genre évoluent peu à peu en des opéras flamboyants où le moindre sentiment devient une torture et la plus petite amourette une tragédie.


Suite à l'immense succès de son roman-fleuve La Rose de Versailles (1972), qui connaîtra plusieurs adaptations, dont une en anime, Riyoko Ikeda se trouve bien plus à l'aise que la plupart de ses confrères, tant sur le plan matériel que sur celui de la motivation personnelle. Elle se penche donc sur ses œuvres suivantes l'esprit libre des contraintes matérielles habituelles. Pour Très cher Frère, notamment, cette liberté se caractérise par une absence de publication en feuilletons, ce qui lui laisse donc la possibilité d'orchestrer la narration de son récit au rythme le plus approprié – à la fois pour l'auteur et pour l'œuvre elle-même. C'est peut-être ce qui explique le niveau de perfectionnement de ce titre, dans son fond comme dans sa forme.


En raison des luttes de pouvoir pour le moins féroces qui agitent les divers cercles de ce cercle privé qu'est la Fraternité où la jeune Nanako se trouve admise à sa plus grande surprise, de nombreux commentateurs ont vu dans Très cher Frère une espèce de redite, ou plutôt de transposition de La Rose de Versailles à une époque contemporaine. Pourtant, on y voit surtout une très jeune fille soudain confrontée à la dureté du monde des presque adultes, qui plus est tous ici membres de l'élite sociale, celle qui ne supporte aucun travers, et certainement pas les siens. En fait, la ficelle narrative des intrigues de cour sert pour l'auteur à illustrer un propos bien différent de celui de La Rose... : Très cher Frère reste surtout un récit initiatique.


Les dimensions politiques et historiques restent en effet absentes ici, et au final Très cher Frère rappelle beaucoup plus Les Laisons dangereuses (Pierre Choderlos de Laclos ; 1782) que La Rose..., au moins pour les aspects vénéneux des relations entre ses principaux personnages au demeurant plutôt sympathiques dans l'ensemble – ou du moins à la psychologie ambigüe à défaut de véritablement complexe, et en tous cas non manichéenne ou si peu : tous, en effet, sont des victimes. Dans cette foire aux névroses et autres cicatrices plus ou moins visibles, la toute jeune Nanako à peine sortie de son collège, et donc encore en quête d'amour et de reconnaissance, découvrira peu à peu les diverses facettes de ce qui l'attend dans le monde des adultes.


Mais sous ce vernis de l'exégèse, qui tend toujours à rationaliser, c'est-à-dire à rendre imbuvable, Très cher Frère s'affirme surtout comme la seconde œuvre-phare d'un auteur-phare. Pour sa dénonciation des excès d'un temps où la société japonaise souffrait encore du fardeau de relations sociales et familiales pour le moins complexes, et pour ses choix esthétiques qui illustrent à merveille les fragilités des personnages à travers leurs membres graciles, mais aussi leur ambigüité par leur apparence androgyne, et enfin leurs supplices avec des compositions à base de tableaux complexes, de miroirs et d'escaliers, Très cher Frère se hisse sans peine au niveau des plus grandes réussites de la narration graphique, tous genres confondus.

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le 24 sept. 2011

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