Vagabond
8.2
Vagabond

Manga de Takehiko Inoue (1998)

D'une plume plus affûtée qu'un sabre

Là où le récit légendaire de Miyamoto Musashi aurait pu finir copieusement salopé sous les coups de crayon frénétiques d'auteurs n'affichant le respect de l'œuvre qu'en façade, la Providence - secondée par les éditions Kôdansha - ne conférèrent le privilège de son adaptation manga qu'au plus digne des leurs. Certains ont encore le sens du sacré.


Sacré morceau que Vagabond. Les adjectifs manquent pour lui attribuer ses lettres de noblesse et tous se voudraient plus appréciatifs les uns que les autres. Non-content d'avoir été l'homme d'un succès stratosphérique que fut Slam Dunk (plus de cent-vingt millions d'exemplaires vendus), Takehiko Inoue rempile et récidive. Et cette fois, il donne dans le Seinen.
Vagabond est pour lui l'occasion de jouer du crayon sans contrainte éditoriale. Se dire que Slam Dunk est le rendu d'un travail où l'auteur avait une main dans le dos laisse présager de ce dont il serait capable une fois parfaitement libre de ses mouvements. Nous en avons la plus spectaculaire démonstration avec Vagabond.


Aborder ce joyau de manga nous amène le plus naturellement du monde à discuter du dessin. Mes mots ne sauraient - même approximativement - resituer le prodige qui aura comblé mes rétines de délices ; délices, dont même mon sens du goût ne parvient encore à appréhender l'étendue véritable du talent qu'a pu nécessiter leur genèse.
Car, là où l'esprit humain parvient difficilement à seulement concevoir l'idée même d'une conception artistique aussi élaborée et finement pensée, Inoue se la représente aisément (je me plais à le croire) et l'accouche sur papier. Ce simple fait suffit à estomaquer qui aura contemplé les dessins dont il sera question.


En la matière, je n'avais trouvé à Takehiko Inoue qu'un seul maître dans la démonstration réaliste des corps en la personne d'Akio Tanaka dont la plume nous avait gratifié du prodigieux Shamo. Un maître que je considère déchu de son rang car - et je n'aurais jamais cru ça possible - purement et simplement détrôné par les dessins d'Inoue passé les dix premiers volumes de Vagabond. Sans pouvoir exactement situer à quel instant cela s'est opéré, Takehiko Inoue s'est imposé comme l'un des plus grands mangakas de son ère et sûrement de celles à venir.
Une légende vivante attelée à la rédaction d'une légende passée ; l'alignement des planètes est optimal et la lecture qui suit plus jouissive encore. Un ravissement de nature quasi-divine ; ça se dévore du regard mais ça se savoure avant toute chose. Il m'est arrivé de passer des minutes entières devant certaines pages. Que l'on se sent petit devant une telle virtuosité.


À bien y réfléchir - et sans avoir à se pencher dessus des heures, le manuscrit sur lequel repose Vagabond tient à une bête histoire de samouraï lancé dans une quête visant à se surpasser. De là à dire qu'on tient le matériau brut et originel de toutes les histoires de samouraïs errants qui se feront par la suite, il n'y a qu'un pas. Si l'on se réfère au récit du périple de Miyamoto Musashi, le cadre narratif repose lourdement sur les attentes typiques du Nekketsu le plus conventionnel qui soit.
Nous sommes pourtant à mille lieues au-dessus de ce qui se fait en la matière. Toutefois, l'histoire - certes romancée - d'un des plus grands héros japonais semble, par son parcours, avoir été l'une des pierres angulaires du genre Shônen par ce qu'il inspira à des générations de dessinateurs des siècles plus tard. Sans doute est-ce présomptueux de déterminer la corrélation entre la vie - supposée ou avérée - de Musashi Kishimoto et les codes du Nekketsu qui prévalent encore à ce jour, néanmoins, je ne peux m'empêcher d'y déceler un lien insécable entre les deux. Takehiko Inoue m'aura en tout cas permis cette observation de par son traitement impeccable de l'œuvre.


Loin de s'en tenir au Nekketsu en réalité, Vagabond est une pièce de Seinen profonde et réfléchie. Plus que dans aucun autre manga s'en rapprochant, la mesure des conséquences d'un combat à mort n'aura été pensée et approfondie. Un samouraï, ce n'est pas qu'un sabre. Cette leçon s'instillera lentement et prudemment dans la psyché de Musashi qui, au gré des volumes, évoluera le plus progressivement du monde d'un statut de sauvage à celui de sage. Plus encore que le Kendo, l'introspection sera au centre de la composition sans que jamais les réflexions émises ne pèsent trop lourd sur le lecteur. On se plait à les découvrir autant qu'à en contempler les enjeux résultant bien souvent en affrontement. Dans ces combats, un seul coup d'épée porté sera plus significatif et lourd de sens encore que toutes les convulsions de violence sourde émises dans myriade d'autres mangas mettant en scène ses combats sans jamais en mesurer la portée réelle.


Nous ne sommes pas ici dans la branlette intellectuo-philosophique ou à la foire aux lieux-communs ; nous suivons véritablement le schéma de pensée d'un homme qui ne cessera de se remettre en question tout au long de sa vie. Fut-ce au détour de conseils avisés de Takuan ou suite à une lourde déconvenue.
Ce n'est pas le même Musashi qui se dévoile à nous au premier et au dernier tome publié. Pas seulement développé, le personnage aura évolué, enchaînant les mues, faisant sans cesse peau neuve tout en demeurant le même homme bien que changé. Le fait qu'il ressorte grandi de chacun de ses combats et perceptible sans avoir à être criant. Sa progression technique accompagne son évolution psychologique aiguisée au gré de ses rencontres. Son retour à l'école Yoshioka marquera violemment le lecteur par contraste avec sa première venue. Cela, sans que le gain de puissance n'ait des allures démesurées mais, au contraire, s'avère justement proportionnée au regard de ce qu' a vécu Musashi pour s'aiguiser davantage au fil de ses combats jusqu'à maintenant.


Le livre dont est issu Vagabond aura offert les meilleures dispositions introspectives afin que Takehiko Inoue puisse nous les présenter sous sa plume. Ce n'est pas évident de transvaser une lecture aussi dense dans des volumes reliés où l'action est âprement attendue par le lectorat. Il faut dire que le support y prédispose et saura nous gratifier de miracles graphiques. Cela n'empêche pas l'auteur de savoir concilier ces deux pans vitaux à l'œuvre afin de les mêler dans la plus gracieuse harmonie concevable.


N'ayant jamais lu le Musashi de Eiji Yoshikawa, j'ignore si Matahachi y était inclus, le personnage reste pour moi une énigme éditoriale. Son importance est prédominante dans la narration mais son impact sur la trame foncièrement stérile. Serait-il devenu Sasaki Kojirô comme l'avait laissé entendre le scénario à un instant donné que la pertinence de sa présence dans l'histoire se serait imposée d'elle-même. L'idée eut d'ailleurs été excellente. Un Matahachi, jaloux de Musashi et cherchant désespérément à le surpasser, abandonnant les rangs de la médiocrité pour rejoindre la postérité d'ici à ce que ne survienne le dénouement, voilà qui aurait été savoureux.
Or, le vrai Sasaki Kôjiro entrera en scène, éradiquant de ce fait le bien-fondé même du personnage de Matahachi qui ne fait alors plus office que de gêne sur le parcours de la narration. Vagabond n'est pas encore achevé, mais je ne m'explique décidément pas l'intérêt du personnage qui, au fond, jure avec le paysage.


Si je regrettais que Matahachi ne fut pas le futur Sasaki (j'appréciais beaucoup le personnage pour ce qu'il avait de pathétique et souhaitait qu'il puisse enfin briller), mon attrition tourna court lorsque le rival mythique de Musashi se présenta à nous. Sasaki Kôjiro contre les déserteurs a une place toute trouvée dans mon top dix des plus grands combats orchestrés dans un manga.
L'intelligence narrative du procédé de la traque au lendemain de Sekigahara est un cas d'école. Lui succédera celui du retour de Musashi à Kyoto.


Fuseront les joutes au sabre conjuguant réalisme et esthétisme ; et il en faut un talent certain pour rendre crédible et vraisemblable la légende du combat d'un homme contre soixante-dix autres. Le mythe tient alors de la réalité révélée sous une encre de chine que l'auteur déverse aussi abondamment que l'hémoglobine jaillissant des adversaires de Musashi.


Le Miyamoto Musashi de Vagabond reste un personnage tout en nuance. Ni honorable ni mauvais, il demeure humain bien qu'apparaissant intouchable. Sa confrontation avec Isshun mettra cette humanité en exergue, ne la rendant que plus ardente alors qu'il cherchera à fuir pour sa peau.
Comme le rapportait Bodin en son temps, il n'est de richesse que d'Hommes. Des personnalités riches et savamment restituées dans l'œuvre, il y en aura pour tous les goûts. L'introspection étant le maître-mot de Vagabond, la profondeur des protagonistes n'en est que plus conséquente. La superficialité est proscrite. J'apprécie d'ailleurs que l'histoire d'amour sous-jacente entre Musashi et Otsu ne nous soit pas forcée au fond de la gorge. Peu d'auteurs ont ce tact.


Si, sur la longue durée - le manga a déjà plus de vingt ans - la qualité va crescendo, il y a eu crevaison en cours de route et la machine a clairement eu du mal à repartir depuis. Plus la confrontation finale entre Kôjiro et Musashi apparaît inéluctable et d'autant plus proche, plus l'auteur semble freiner des quatre fers.
L'Histoire paraît rallongée. Inoue emprunte continuellement des détours au fur et à mesure qu'il se rapproche de sa destination. Non pas pour faire durer, mais comme cherchant à repousser l'inévitable.


La parenthèse paysanne de Musashi, bien que didactique et pertinente du point de vue de son évolution personnelle, se présentait clairement comme une halte forcée d'ici à ce que Musashi ne rejoigne Kokura. En parallèle, au gré des multiples pauses entamées par l'auteur, la qualité du dessin est en berne. Cela seul témoigne de la difficulté que Inoue rencontre à enchaîner les nouveaux chapitres.
Des informations qui me sont parvenues relatives à Takehiko Inoue, la rédaction du manga l'aura éprouvé mentalement jusqu'à manquer de lui faire renoncer à poursuivre la parution. C'était à prévoir.


Frayer avec le génie absolu sur une si longue période laisse des séquelles. La qualité du dessin et de la trame maintenus si longtemps ont clairement puisé dans les ressources de l'auteur. Pour certains, écrire et dessiner un manga est une affaire d'accomplissement et non pas de recherche de la rentabilité. L'exigence artistique pèse lourd et son poids ne fait que s'accroître chapitre après chapitre. Juché sur la cime d'un mont qu'il aura érigé de ses mains, le moindre faux mouvement pourrait entraîner une chute malheureuse pour l'auteur. Et, si haut perché au sommet de ce que son talent à pu bâtir, la dégringolade serait interminable et mortel. Trop bon pour échouer, l'excellence est une responsabilité qui n'a pas fini de miner un auteur scrupuleux et soucieux de son travail.
Notre place de lecteur est décidément bien confortable. C'est encore pour cette raison que je n'implorerai jamais Takehiko Inoue de reprendre le pinceau, lui préférant un recouvrement de la paix de l'esprit après une pareille expérience éditoriale.


Qu'un manga seul puisse mettre son auteur dans un pareil état souligne ce qu'est Vagabond : une merveille dont le concepteur aura poussé la précellence si loin qu'il y aura laissé une partie de sa santé mentale. L'argument de lecteur est peu ragoûtant mais révélateur du génie de l'œuvre.
Devant Vagabond, l'hésitation n'est plus permise et la lecture s'impose.

Josselin-B
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le 28 avr. 2020

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Josselin Bigaut

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