En rangeant mon bazar de livres et bédés, je suis retombé sur À feu et à cendres. Il y avait à l’intérieur de vieilles notes de lectures prises à l’époque, en 1998. Parce que je suis comme ça. Bien discipliné : on fait ses devoirs, on fait des fiches, etc. Il faut dire que la lecture de du T.1 de Sillage m’avait tellement horripilé, que j’avais décidé d’en faire une critique à publier sur l’internet participatif alors embryonnaire… Puis j’avais dû aller à la piscine, ou chez le dentiste, et c’était resté en l’état. Vingt ans plus tard, il y a Sens Critique, et j'ai plus piscine pendant les vacances.


REWIND


On m’avait offert le tome 1 à sa sortie, 1ère édition, etc. C’était le cadeau d’un ami, conseillé par un vendeur enthousiaste. Mon pote s’était méfié, parce qu’il savait bien que je n’aimais pas cette bédé française moderne, celle de la fin des années 90, avec l’irruption de la colorisation Photoshop, du gros format papier glacé pour très cher, en total décalage avec la qualité souvent indigente des récits de 50 pages toutes mouillées. Mais mon ami, qui comme moi ne connaissait pas Morvan à l’époque, s’était laissé convaincre. Et d’une certaine manière, ce fut un hasard instructif. Lire Sillage m’a permis de mettre les mots sur tout un tas de travers idéologiques qui rongeaient la bédé française. C’est que Sillage est un cas d’école.


Ce premier tome raconte les circonstances de l’arrivée de Nävis, l’héroïne de la série, dans le Sillage, cette gigantesque caravane de vaisseaux spatiaux et de races en itinérance perpétuelle. Au sein du Sillage, le vaisseau-colonie des Hotta est ravagé par une épidémie. Il fait halte à proximité de la planète de Nävis, que des examens préliminaires permettent de classer non-civilisée, c'est-à-dire dénuée de toute vie douée de conscience. Elle peut donc être, d’après les lois du Sillage, terraformée, ou plutôt, ici, hottaformée. La planète doit être arrachée à son orbite, son atmosphère changée, sa température augmentée pour y permettre l’existence des futurs colons. Or la découverte de Nävis, jeune fille qui semble âgée d’une quinzaine d’années, unique survivante d’un naufrage stellaire antérieur, et premier exemplaire humain rencontré par le Sillage, devrait interrompre le processus. Les Hotta refusent, et À feu et à cendres raconte donc la résistance temporaire de la petite héroïne à la destruction de sa planète. Cliché du girl power époque Spice Girls, de tableau en tableau, on voit Nävis, qui avec ses comportements primordiaux d’enfant sauvage, met en échec une race capable de transformer un système solaire par sa technologie. Cependant, ce n’est pas la faiblesse du scénario ou la tristesse maladroite du graphisme qui me déplaisent dans À feu et à cendres, mais sa laideur morale.


POMPEUX ET FAUCHETON


Ce sont les mots qui m’étaient venus à l’esprit après quelques pages de À feu et à cendres. Malsain. La gêne, en réalité, s’installe dès les premières cases, avec la nudité de l’héroïne. Elle est adolescente, dans certaines cases, presqu’enfant (l’incertitude du dessin n’aide pas), et elle est nue. Elle est adolescente, presqu’enfant, mais elle est toujours sexualisée : l’affichage de tétons juvéniles soigneusement dessinés à chaque case est un manifeste, un peu comme ceux du Batman de Joel Schumacher. J’ai les ai pas comptés, mais avec les plans culotte moule-beignet, ça abonde. Derrière le gimmick girl power, il y a une autre nécessité : en prenant une fille à peine pubère, ou pré-pubère comme protagoniste, Morvan revendique de montrer ce qui devrait être déjà caché. Et il le fait au nom de la liberté primale, contre laquelle tout n’est que construction artificielle. Loin d’être une histoire de pudibonderie anecdotique, ce détail est en réalité fondamental : il est même Nävis à lui tout seul, qui n’est qu’une accumulation de nudités culturelles et sociales. Il est Sillage à lui tout seul. Il est la liberté selon Morvan, la vraie, libérée de la pudeur : libérée de la société humaine et de ses conventions. Enfin, pas tout à fait, parce que bien qu’élevée par des animaux et un robot nourrice, la fillette parle non seulement un langage articulé et compréhensible, mais en plus, tout ce qui sort de sa bouche est extrêmement convenu. Cette enfant sauvage, qui ne connaît que l’état de nature, s’encombre d’une morale totalement traditionnelle : respect du faible et de la justice, compassion, liberté... Elle s’excuse avant de tuer ses proies et les manger, elle comprend l’altérité. Ce tome a 20 ans, mais s’il sortait aujourd’hui, probablement que Nävis serait véganne pansexuelle genderfluid avec des cheveux roses. Morvan nous pond donc un état de nature idéal, si bon qu’il est capable d’auto-critique et de compassion… Comme si la qualification de cruauté et le remords n’étaient pas des paramètres humains, liés précisément à la sortie de l’état naturel ! Pour nous rappeler qu’il s’agit bien d’un « bon sauvage », ses phrases sont donc saupoudrées d’interjections « sauvages » de son cru, notamment le laidissime « Poukram ».


DANS LE COIN OPPOSÉ


Face à Nävis, il y a les méchants. Ce sont des civilisés extrêmes. Il s’agit, bien sûr, d’un artifice d’écriture à travers lequel les auteurs représentent l’Humanité actuelle. Celle réelle, historique, sociale, et celle occidentale avant tout. Les méchants sont donc forcément anonymes, identiques, tous revêtus d’armures noires toutes griffues. Ils sont ordonnés, hiérarchisés, ils avancent par rangs (comme les hyènes dans le défilé du Roi Lion). Ne cherchez pas : ce sont « des nazis ». Le grand méchant ricane en « prenant possession de la planète », il parle en bulles rouges, il manque juste les lettres gothiques. Bien entendu, le grand méchant est un aristocrate (il porte le titre très subtil de « Madjestoet », avec un « toet » qui rappelle le « tot » allemand : le mort), et forcément, il méprise les travailleurs (les « migreurs », êtres synthétiques chargés de hottaformer la planète). Il passe son temps à parler hiérarchie, et il insulte les robots travailleurs qui veulent être sympathiques avec lui. Autre marqueur négatif, il parle bien éduqué : il dit « mon impatience commençait à affleurer » au lieu de dire « Poukram ». Quelle finesse dans l’écriture. Civilisation et éducation : pas beau, caca, poukram. Le méchant est en plus menteur, et il tue le robot-conseiller scientifique qui tente de le raisonner. Il broie le peu qu’il y a à sauver dans la monstruosité civilisée, qui est d’ailleurs a-vivant, non-humain, non-nous. Enfin, touche ultime de la caractérisation du méchant : il est religieux. On apprend qu’il s’appelle Heilig, « sacré » ou « saint », en Allemand. Bref, en plus, il est chrétien. On voit les points cardinaux qui gouvernent la pensée de l’auteur. Les moines-SS du saint empire romain germanique, l’incarnation de l’ancienne Europe, veulent, en gros, couper l’arbre d’Éden pour des raisons d’espace vital, de lebensraum : la civilisation est la Chute, pas sa conséquence.


UNE PHILOSOPHIE DE PNJ


Sillage est en apparence une sorte de remake écolo-SF du bon sauvage, où la non-morale de l’être pré-moral est moralement supérieure à la morale des civilisés, et où tout ce qui relève de la civilisation (en réalité de l’Occident) est négativement connoté. C’est épais. C’est lourdaud. C’est simpliste. La gentille petite nymphette elle-même nous avertit assez vite qu’il n’y a pas grand-chose (d’autre) à comprendre :



Je n’ai rien compris à ton histoire, sauf que ton hottard, il veut décider tout seul du destin de tous les êtres vivants de la forêt.



Les seuls qui comptent, car ils sont sauvages - à la différence des millions qui meurent dans le Sillage. Ce point pourtant central dans la logique du scénario n’est révélé qu’après 22 pages, sans qu’une seule case ne vienne l’illustrer, et une fois que le méchant a été exposé dans toute sa méchanceté. Nävis sait donc, qu’épidémie ou pas, elle doit s’opposer car elle ne peut



pas laisser ce prédateur imiter la nature dans ce qu’elle a de pire !



C’est du lourd (j'arrête avec le quote). Encore une fois, on relève ce paradoxe que l’être naturel connaît la morale super-naturelle. Le sommet du ridicule, c’est le speech de Nävis lorsqu’elle essaie d’instiguer la rébellion des « migreurs ». D’instinct, la fillette sauvage, dans sa nudité physique et intellectuelle, comprend tout du libre arbitre dans sa formulation « Esprit des Lumières ». L’individu sauvage est forcément au sommet de l’échelle de l’intelligence. On a donc droit à des phrases « Qu’est-ce qui vous force à obéir ? Votre maître n’a de pouvoir sur vous que parce que vous vous comportez en esclaves »… Pourtant, ça la dérange pas Nävis, de tuer à la pelle des migreurs à quelques pages de là. C’est tellement subtil que le plus émancipé des migreurs synthétiques décide de s’appeler « libre-arbitre ». Ça ne manque pas d’une certaine ironie, de voir que les plus convaincus de ce tristissime laïus émancipateur sont des êtres en mousse et sans âme. Des PNJ, en réalité.


CATHARISME DE SUPÉRETTE


Au passage, on retrouve peu après l’épisode de « l’éveil » une péripétie qui révèle ce qui se cache derrière ce discours simpliste. Il s’agit de l’abattage de la croix, séquence « action » sans grand intérêt en soi à laquelle la fine équipe de Delcourt dédie pourtant deux pages. Très intéressant : Nävis et quelques migreurs émancipés fuient à travers l’épave du vaisseau humain où elle a grandi. Le vaisseau n’est plus qu’un vaste cimetière et alors que les évadés débouchent dans une salle semi-inondée, l’un des migreurs éveillés au libre-arbitre abat une croix monumentale pour protéger sa fuite. La vague suffit à balayer définitivement les poursuivants. La scène n’a pas énormément de sens en soi ; il fallait simplement montrer un libre-penseur abattre une croix. Puis tous les fuyards grimpent dessus, ils sont en sécurité : en foulant la croix aux pieds, on acquiert sa liberté, on vainc magiquement son double servile, et on devient son propre messie. C'est au passage pas très sympa pour les frères de l'institut Saint-Luc de Bruxelles où, comme tant d'autres avant lui, Morvan a appris le métier. Il y a un autre topos de nature gnostique qui n’échappe pas à qui a fini sa licence d’histoire. Quand le représentant du Sillage vient enfin sur la planète de Nävis vérifier les agissements du Madjestoet, il débarque en pleine insurrection « libre-arbitre » des migreurs. Il rétablit le calme en les autorisant à consommer la « Récompense ». Pour les migreurs, la « Récompense » c'est sérieux : c'est une chose qu'ils portent tous à leur ceinture, et qui est censé être l'aboutissement de leur vie. Ils vivent pour ça, même. Donc l'intervention du fonctionnaire du Sillage ramène instantanément le calme : tous les migreur vont avoir accès à la « Récompense » tant désirée. Sauf qu'une fois ingérée, ils « meurent ». Ou fondent. On reconnaît sans mal dans la « Récompense » le consolamentum, le sacrement final des cathares, l’hostie qu’ils absorbaient à l’article de la mort (ou du suicide). Une attente quasiment obsessionnelle qui venait sanctionner la fin d’une existence faite de rigueur et de privation dans un monde pervers, les libérer de leur état de matière, et provoquer la réunion au grand souffle divin. Ce babil gnostique, niveau planche de 1ere année en loge, fournit le socle conscient ou non, prémédité ou involontaire, de la construction idéologique de ce premier tome.


Si l’on doit croire Wikipedia, ce récit manichéen aux archétypes simplistes est probablement un écho de l’univers mental de Morvan lui-même. On y lit qu’à l’école (ordre), où il était en échec (pas à sa place), il était terrorisé à l’idée de parler aux filles (frustration, pression sociale), et donc il ne s’intéressait qu’à la bédé (fuite, univers de substitution). Des décennies plus tard, c’est lui qui écrit. Il devient démiurge et donne « chair » à l’univers de substitution dans lequel il se réfugiait de la dureté sociale, métallique et froide de l’ordre capitaliste-fasciste judéo-chrétien (des mauvaises notes, des râteaux, des colles). Dans ses pages, il est le prof de collège, le maître des définitions. Le voilà donc qui accouche d’une narration moraliste totalement hypocrite, à base de faux-dilemmes et d’équivalences mensongères, dans laquelle il demande au lecteur de souhaiter, avec lui, la mort d’une civilisation entière pour valider son petit fantasme (gambader nu et sans règle parmi les arbres et les animaux). Quand des années après j’ai appris le succès qu’avait connu Sillage, que la série avait remporté le Prix de la jeunesse 8-12 ans (!) à Angoulême (ce qui en dit long sur les filières de "récompenses"), j’en étais consterné. Bientôt vingt tomes parus… Les gens donnent des sous. Ce gargouillis de projections nombrilistes réconforte. Cet univers geignard console… L’école est réellement une impitoyable machine à broyer les gamins.


TLDR :


Si vous aussi vous êtes un babtou fragile qui rêvez d’un monde où tout se résoudrait par les seuls instincts naturels, bien plus efficaces et ontologiquement moraux que la civilisation construite ou les comportements articulés, si vous aussi, vous chialez en position foetale le soir dans vos draps en rêvant à cette liberté perdue de l’humanité, alors ce premier tome de Sillage est pour vous. Si en revanche vous avez d’autres attentes d’écriture, si vous avez surmonté votre prurit acnéique, ou vous n’avez plus besoin de faire porter à « la société » ou à « l’humanité » tout entière les fautes individuelles ou vos propres problèmes, passez votre chemin.


Les plus



  • Honnêtement, pas grand-chose

  • Le monde du Sillage aurait un potentiel s’il servait à autre chose qu’à déployer l’univers psycho-philosophique des auteurs


Les moins



  • Aucun cliché d’écriture n’est épargné

  • Le dessin est anonyme au mieux, mélange de graffiti et de post-Disney

  • la mise en couleur laide

  • Beaucoup de clichés visuels dans les découpages et les cadrages

EricBarbo
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le 8 janv. 2019

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EricBarbo

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