Qu’on mette tout de suite les choses au clair histoire de n’induire personne en erreur dès le départ : si j’ai envie de m’exprimer de la bande-dessinée Algues vertes ce n’est clairement pas pour vous parler de ce désastre éponyme qui touche depuis plusieurs décennies la Bretagne, pas plus que pour lancer un appel citoyen à lire cette B.D. qui en traite les enjeux politique, économique, sociaux et environnementaux par le menu. Non.
Pour ma part, si l’envie m’a pris de vous parler de cet ouvrage c’est juste parce que j’avoue avoir été pas mal intrigué par la manière de faire. Pour dire les choses autrement j’ai surtout été saisi par le support choisi.
De la bande-dessinée pour informer sur un scandale d’Etat, est-ce là franchement la forme la plus pertinente ?


Alors qu’on s’entende bien sur une chose par rapport à cette interrogation que je me suis permis d’avoir : oui, bien sûr que je considère qu’on peut tout faire en B.D. de la même manière que dans n’importe quel autre média. Néanmoins la question que je me pose c’est de savoir si le choix d’un tel support apporte vraiment quelque-chose ; s’il arrive à tirer son épingle du jeu dans une logique de sensibilisation.
Parce qu’il faut quand même avouer que la démarche est pour le moins singulière. D’un côté Algues vertes entend reprendre le principe d’un film-documentaire mais en B.D… Ou pour être plus exact on est plutôt dans une forme plus proche du docu-fiction puisqu’on retrouve également des formes de narration propres au récit fictif, comme des reconstitutions d’événements, des compositions graphiques et scénaristiques de personnages, une mise-en-image assimilable à de la mise-en-scène, des recours à des effets de récit pour générer une démarche immersive chez le spectateur…
…Mais d’un autre côté Algues vertes prend aussi le parti de largement documenter son propos. Il n’est pas rare d’avoir affaire à des notes infrapaginales renvoyant à des sources reproduites en fin d’ouvrage. On se croirait presque dans un ouvrage journalistique ou scientifique. Un mélange déroutant donc…
…Et un mélange auquel – je vous l’avoue – j’ai eu du mal à adhérer dans un premier temps.


Ma première réaction a été simple : ça a été de la pure incompréhension. Une incompréhension à l’égard d’une démarche bâtarde qui semblait tirer le pire parti de ses deux composantes.
Alors pourtant certes, niveau révélation et enquête, Algues vertes présente au moins le mérite d’être suffisamment documenté et de présenter les éléments clairement. Oui c’est vrai…
…Mais d’un autre côté il m’est apparu aussi assez évident que si l’objectif premier était l’exhaustivité, la clarté – voire l’exactitude – alors il y avait peut-être mieux que la B.D. pour arriver à cette fin, et ce mieux c’était le format « livre ».
Parce que bon, qu’apporte le fait qu’on passe par le format B.D. ? Qu’apporte vraiment la narration ? Qu’elle plus-value il-y-a-t-il à reconstituer les événements en dessins ? (…Surtout que le style visuel adopté est vraiment très dépouillé et que les cases se réduisent souvent qu’à des compositions assez simples de personnages dessinés en plan taille face à très peu – voire par du tout – de décor.)
En plus le dessin sombre parfois dans une sorte de réductionnisme assez contreproductif qui distingue parfois assez grossièrement les « gentils » des « méchants » ; à tel point qu’il ne manquerait plus que les cornes à ceux que les auteurs ont voulu condamner…


D’un autre côté je peux aussi entendre que la volonté du duo Inès Leraud / Pierre Van Hove ait été d’opter pour une forme plus accessible que le simple ouvrage journalistique afin de toucher un autre public d’une autre manière. Soit…
…Mais dans ce cas-là – quitte à choisir l’option de la reconstitution fictionnelle – le cinéma, la série ou le docu-fiction n’auraient-ils pas été des formats plus appropriés ?
Au moins la prise de vue réelle a l’avantage du réalisme et dispose dès lors d’un pouvoir d’incarnation et de conviction bien plus fort qu’une bande-dessinée au style visuel très particulier au point que celui-ci ne touche au final qu’un public de niche ?…


Et pourtant, à force de m’avancer et de m’engager dans ces Algues vertes j’avoue que j’ai fini par me laisser surprendre.
Surpris, je l’ai d’abord été par la capacité qu’a eu cette bande-dessinée de m’imposer son style visuel. Alors certes, je ne suis pas le lecteur le plus ouvert à la question de l’épure dans la bande-dessinée et ce serait vous mentir que de vous affirmer que le trait de Pierre Van Hove a fini par me convaincre à la longue, notamment pour ce qui est de ses personnages. Par contre, je dois bien reconnaitre comme grand mérite au dessinateur qu’il est parvenu à imposer quelque-chose par ses choix de couleurs. Le vert domine forcément, mais l’association avec le jaune permet d’installer au fur et à mesure une atmosphère de toxicité et de flétrissement fort à propos.


De même, force m’est de constater que certaines pages disposent d’un pouvoir évocateur brutal. Certaines illustrations sont monumentales et le caractère invasif de l’algue n’en ressort que davantage.
Il en est pareil des rares moments où Van Hove fait le choix de mettre en avant un corps ou une carcasse. Le trait est net, rugueux et absolument pas dans une démarche d’aseptisation. Parfois le rouge-sang s’associe à cette démarche de rudesse. Autant d’éléments qui rentrent finalement en rupture avec le reste de l’ouvrage, ce qui n’en décuple que davantage l’impact.
Enfin, sur le long terme toujours, j’avoue qu’à certains moments le jeu de réductionnisme visuel des acteurs de ce scandale sait produire quelques beaux effets satirique, je pense notamment à la représentation faite de Jean-Yves Le Drian, remarquable en petit gnome bleuâtre qui crapahute essoufflé de lobby en lobby…


C’est d’ailleurs à partir de là que j’ai commencé à percevoir toute la pertinence – et toute la spécificité – qu’il y a à traiter ce genre d’affaire sous un format de B.D…
Car l’air de rien, à jouer à la fois de sa nature de récit docu-fictif, tout comme du fait que physiquement parlant Algues vertes soit constitué de pages qu’on tourne, la bande-dessinée se révèle au final un support qui tire pleinement parti de cette étrange bâtardise.
Car l’avantage d’une fiction visuelle sous format papier, c’est qu’on peut soudainement en sortir pour revenir dans la réalité des faits. Dans la réalité des documents.
Or, l’air de rien, c’est clairement de cet effet de balancier, de contraste et de rupture qu’ Algues vertes impose son identité et sa pertinence.
Confronté à ce permanent va-et-vient entre la satire parfois simpliste et de l’autre la rudesse des faits, j’ai fini par sentir monter un malaise particulier face à cette sale affaire ; affaire à la fois grotesque et triviale de par ses acteurs et ses manifestations, mais en même temps terriblement dévastatrice de par sa nature et son ampleur.


Dès lors sitôt j’avais refermé cette bande-dessinée que j’avais, à ma question initiale, enfin réponse toute trouvée.
Oui la bande-dessinée peut être un format incroyablement pertinent pour traiter de scandale d’Etat. Parfois même elle peut s’imposer presque telle une évidence comme ce fut le cas ici.
Et si – comme tout le monde – je vous recommande cet ouvrage par rapport à ce qu’il peut révéler de cette affaire (qui mériterait effectivement d’être davantage connue et reconnue), je me permettrais en plus d’y rajouter une source d’attrait supplémentaire par rapport à la perspicacité de la démarche adoptée.
Comme quoi, la qualité c’est comme les algues, c’est à force d’en rajouter des couches qu’on obtient parfois des effets dévastateurs…

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le 4 juil. 2022

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