Ar-Men : L'Enfer des enfers
7.7
Ar-Men : L'Enfer des enfers

BD franco-belge de Emmanuel Lepage (2017)

Koulskoude, anken bras teuz lakeet em c’halon - Pourtant, tu as mis un grand chagrin en mon coeur

Le bout du monde est dans la tête des gens.


Trois éclats blancs. Le signal envoyé depuis cent-cinquante ans par la silhouette solitaire du phare d’Ar-Men pour signaler aux navires qu’ils approchent le détroit le plus meurtrier de la Bretagne, donc du Monde : la Chaussée de Sein, un affreux amas de rocs qui prolonge au ras des flots la Pointe du Raz, le cap le plus célèbre de Bretagne, donc du Monde (c’est affreux, enfin non, c’est génial, parce qu’en écrivant cette critique, j’ai la voix de Georges Pernoud, le légendaire présentateur de Thalassa, dans la tête. Bon vent !).


Jack Kerouac, lui-même descendant d’un émigré Trégorois, avait dit de la langue bretonne qu’elle était celle que parlaient les poissons dans la mer. Ca me semble important de le dire, parce qu’ici, nous allons parler de Bretagne, de marins – ces marins sédentaires que sont les gardiens de phare - et de vent balayant les abysses insondables.


Ar-Men : le Rocher, en breton – pas un rocher, le rocher, le seul qui compte. Quand on a vu ce caillou-là, on les a tous vus. Une petite pierre de merde qui brave toute seule la vasteté – comme dirait Hugo, Dieu que ce mot est moche – de l’Océan, de la Mer (parce qu’un océan, ce n’est jamais qu’une mer qui se donne des grands airs), sans qu’on sache ce qui la fait tenir, sans que rien n’explique qu’elle émerge, seule, noire, teigneuse et bête, des flots enragés. Quel crétin de dieu celte s’est dit qu’il allait la foutre là et la laisser crever pour l’éternité sous les assauts d’une mer qui l’ignore restera un mystère.


Et comme les dieux ne sont pas seuls à être idiots, un jour, un brave ingénieur parisien s’est dit « tiens, nous sommes confrontés à la Chaussée, un petit chenal pas gentil qui nous coule quelques bateaux par-ci, par-là, à nous et aux Brits ; collons donc un phare sur le petit caillou qui émerge au bout dudit chenal ». A quel moment cette logique des statistiques, quand les dégâts matériels ont été jugés suffisamment conséquents pour justifier le coût d’une construction aussi dantesque, s’est-elle imposée ? Là aussi, mystère. Ce qu’il en résulte, c’est quatorze années de galère, un mort (un seul, c’est presque miraculeux) et un phare qui se dresse sur le rocher, cette pierre ténébreuse et méchante.


Le Rocher est humain ; le Rocher EST l’humain, trois éclats blancs, une lueur fugace qui perd son temps à braver l’infini… mais qui s’en fout parce que ça la fait, parce que le fait, exister. Peu importe que le combat soit futile, l’important, c’est de se battre. Nous nous promenons sur les frontières floues et sûrement un peu futiles qui séparent existentialisme et absurde (et branlette intellectuelle, me diront certains), mais je remercie Lepage d'avoir su, non seulement percevoir mais figer, croquer, ce qu'il y a de désespérément important dans le geste, dans le mouvement.


Ar-Men a sauvé des dizaines de vies, Ar-Men a sauvé des dizaines d’abrutis qui se sont crus plus forts que la Mer. Mais ce n’est pas la leçon qu’il faut en retirer : Ar-Men est un défi, une aventure, un cri. Ar-Men est un appel à l’aide, un refus du destin, un coup-de-poing contre un mur. Ar-Men ne sert à rien : qu’est-ce qu’ils représentent, ces quelques marins arrachés à des gouffres amers qui ont existé bien avant eux et qui existeront encore longtemps après leur oubli ? Tout, à nos yeux, car la vie humaine est précieuse, mais rien, rien du tout au regard de l’infini que sont les flots d’Iroise. Et pourtant, est-ce que ce n’est pas ce rien qui compte ? Ne sommes-nous pas humains parce que nous pouvons nous émouvoir de riens, tirer fierté de riens ?


J’ai dit que nous allions parler de Bretagne, et je vais maintenant expliquer pourquoi. Ar-Men n’est pas une aventure bretonne, c’est une aventure humaine qui aurait, heureusement, pu arriver parmi n’importe quel peuple, à n’importe quelle époque. Là où la Bretagne devient prégnante dans ce récit, c’est parce que la situation du phare fait écho à celle de son pays : la Bretagne, comme la tour, sont toutes les deux des idées que l’Histoire voudrait condamner, de jolies fables que l’on pense vouées à l’échec. Et la Bretagne, comme la tour, en bavent, endurent, s’en prennent plein la gueule. Mais elles sont toujours là, envers et contre tout, en dépit du bon sens, des prophètes et surtout des marées. Elles n’ont à eux qu’un caillou, mais elles s’y raccrochent, presqu’inconsciemment, parce que c’est leur caillou.


Et c’est là que les pages consacrées au récit tragique de Ker-Is prennent tout leurs sens dans ce livre : Ker-Is est la pécheresse, certes. Mais Ker-Is est la liberté, Ker-Is est ce même coup de poing qu’Ar-Men, cette même effronterie face à des puissances qui voudraient tout dicter. Ker-Is n’a pas su endurer comme le phare et la Bretagne, mais elle est porteuse d’un autre message, un message d’espoir : Ker-Is, un jour, émergera à nouveau des flots, comme le Gardien émergera un jour de son tourment, comme la Bretagne émergera un jour de sa torpeur. Ar-Men, Ker-Is, deux phares dans la nuit, deux papillons dont le plus grand mérite est, finalement, de catalyser nos imaginations éprises de liberté.


Kentañ hini ac’hanoc’h a welo Ker-Is o sevel diouzh armor a vezo he roue. Le premier d’entre vous qui verra Ys ressurgie des flots en deviendra roi.


Mais Ar-Men est une BD ; un beau récit n’est rien s’il n’est pas au service d’un beau dessin, et vice-versa. Il n’est pas évident de mettre des mots sur le graphisme de Lepage, tant il fait appel à nos sentiments, à nos impressions, davantage qu’à notre raison. Ses traits sont parfaits, mais académiques ; c’est dans ses couleurs et, surtout, dans ses cadrages que le Briochin leur confère une vie et une âme véritables. La lueur du sémaphore qui illumine brièvement le visage du gardien, le vol des fous au-dessus de la tour de la Vieille, la lueur de fierté dans les yeux de l’ingénieur qui parvient à persuader les Sénans de se joindre à sa folle aventure, le penn-ruz, seul et nu sur le rocher battu par des vagues pour une fois apaisées, le reflet du soleil dans les embruns d’Iroise... C’est là que Lepage est fort : il se cale devant l’éternité et il en dessine une bribe, un éclat blanc ou trois ; il n’essaie pas de la capturer, il la caresse avec la tendresse respectueuse des amoureux qui n’ont pas d’espoir, et en retour de cette tendresse, l’éternité se laisse croquer, le temps d’une case, le temps de laisser son empreinte salée sur le papier.


Tandis que j’écris ces lignes, j’en viens à réaliser quelque-chose dont je n’avais pas conscience il y a encore quelques minutes : Ar-Men est presque une expérience sensorielle. Je ne vois pas de BD, à part peut-être quelques Pratt comme les Ethiopiques ou Sous le Signe du Capricorne, qui laisse autant l’impression d’avoir été transporté sur les lieux de l’action, d’avoir physiquement voyagé au sein même du livre. On referme Ar-Men avec la morsure du sel sur le visage, le goût piquant de l’air marin dans la bouche, les doigts âpres d’avoir manipulé les bouts détrempés, le nez empli de l’odeur des algues et du goémon. Un autre Breton (de Paris, mais on s’en tape, est Breton qui veut l’être), Paul Gauguin, disait qu’il aimait cette terre parce qu’elle donnait un son à sa peinture. C’est le cas pour Lepage également : ses planches vous emplissent la tête du cri des mouettes, des plaintes des hommes et du murmure fracassant du vent qui vient caresser avec rudesse les vitres du phare. Ou alors c’est juste moi qui me fais des films parce que je suis un crétin d’indépendantiste romantique, je ne sais pas.


Là-dedans (dans la BD et dans le phare), les personnages ne peuvent être autre chose que des fétus de paille balayés par le vent (ou, disons, des algues secouées par les flots), des petits rocs miniatures amenés à péricliter tôt ou tard sous l’effet de la corrosion. Ca tombe bien, ils ne demandent que ça. Ces personnages, ce sont Germain, un Gardien du Feu qui s’est enfermé dans Ar-Men parce qu’il n’y avait que le phare qui pouvait accueillir la prison interne qu’il promène dans son esprit – et on se doute très vite que non, le Surveillant, n’a pas vraiment emmené sa fille avec lui – et Moïzez (qui aurait tout aussi bien pu s’appeler Morgan, car lui aussi est « né de la mer »), un penn ruz, un bâtard aussi roux que le Diable qui a ouvert les portes de Ker-Is, auquel sa triste naissance vaut d’être rejeté par tous… sauf par ceux qui ont autant que lui soif d’aventures et de liberté. Parce qu’ils ne savent pas ou plus habiter avec leurs semblables, ils sont allés chercher la compagnie des goélands et des sirènes de la cité engloutie.


Pour compléter la galerie, on a Gradlon, roi d’Armorique qui sera bien cruellement puni d’avoir préféré l’amour au devoir, et Louis (pas Loïk, Louis ; chapeau à Lepage d’avoir évité le piège de la bretonnisation tentatrice mais irréaliste), l’un des cent-trente hommes d’Enez-Sun à avoir répondu à l’appel de de Gaulle après le 18 juin, châtié, lui, parce qu’il aura laissé son devoir prendre le pas sur son amour. Les mers sont cruelles avec les hommes, mais au moins ceux-ci nous offrent-ils de touchants portraits d’écueils brisés.


Ar-Men est une BD triste à pleurer, mais c’est aussi un bijou qu’il faut découvrir, qu’il faut lire pour connaître ce doux arrachement qu’est la sensation d’avoir voyagé juste en tournant ses pages. C’est gris, c’est beau, c’est triste. C’est la mer.


P.S. : et puis derrière tout ça, il y a un autre dessinateur, un autre homme qui savait croquer la Bretagne : Bruno le Floc’h et ses mers, ses mers parfaites, sa ligne d’horizon qui n’en était pas une parce qu’elle n’avait pas de fin. Mais Bruno, j’ai eu la chance de le connaître, de m’occuper de lui, trois salons du livre durant, à Vannes, et c’est pareil : je suis peut-être juste romantique. Le bout du monde est dans nos têtes, c’est pour ça qu’il n’existe pas.

Ysengrim_Rhys
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le 15 mai 2019

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Ysengrim_Rhys

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