Tiraillée entre les différentes composantes de sa vie

Ce tome fait suite à Batman - Curse of the White Knight (2020) qu'il faut avoir lu avant. Il regroupe les 6 épisodes de la minisérie, initialement parus en 2021, coécrits par Sean Murphy et Katana Collins, dessinés et encrés par Matteo Scalera, avec une mise en couleurs réalisée par Dave Stewart. Il contient également les couvertures originales de Murphy et les couvertures alternatives de Scalera. Il se termine avec une histoire courte de 10 pages réalisées par la même équipe créative.


Harley Quinn se souvient : tout le monde s'accorde à dire que c'est à cause de Joker si elle a mal tournée, qu'il a fait d'elle un monstre. La vérité est qu'elle ne l'a pas rencontré à Arkham comme tout le monde le pense. Ils se sont rencontrés bien avant quand il était juste Jack Napier. C'est Jack qu'elle a rencontré, Jack avec qui elle est tombée amoureuse, et c'est à cause d'elle s'il a mal tourné. Sans elle, Joker tel que le monde le connaît n'aurait sans doute jamais existé. Il travaillait alors comme homme de main dans une bande organisée, et il mangeait dans une boîte à striptease où travaillait Harley pour payer ses études. Elle effectuait un numéro de danse de poteau à sa table et avait fini sur ses genoux. Ils avaient été bousculés par un porte-flingue passant dans l'allée. Jack avait estimé que le lourdaud avait manqué de respect à Harley, faute de s'être excusé, et il était en train d'en venir aux mains, quand Batman avait fait irruption dans la salle. Batman avait neutralisé les nervis, et Napier avait pris la poudre d'escampette. Batman avait conseillé à Harley de se tenir à l'écart de Jack car il était sur une mauvaise pente, peine perdue car elle était tombée sous son charme.


Harley arrête là son histoire, en concluant que c'est également le jour où elle avait rencontré Bruce Wayne. Ses deux jeunes enfants, Jackie & Bryce, se sont endormis sur ses genoux et elle va les coucher. Elle s'en retourne à la cuisine, avec ses deux hyène apprivoisées Bud et Lou. À la télé, les informations annoncent le décès de Lily O'Rourke, actrice star du l'âge d'or, assassinée à l'âge de 78 ans dans sa maison, un meurtre à ajouter à une série prenant comme cible des acteurs de cette époque. Soudain les deux hyènes dressent la tête, car il y a quelqu'un à la porte. Duke Tomas a apporté un repas pour elle et ses hyènes : des nems. Il constate le désordre dans la pièce, et le couteau planté dans une poupée de chevalier en armure avec une épée. Il explique qu'il est venu prendre de ses nouvelles. La ville a bien changé depuis qu'Azrael l'a débarrassée de ses criminels costumés, et que Batman s'est ensuite occupé d'Azrael. Mais il y a un nouveau tueur en série en liberté, et cela risque de donner des idées à d'autres. Il lui propose d'intégrer l'équipe de la police de Gotham qui s'occupe de l'affaire, lui avec Renée Montoya et le psychologue Hector Quimby, un grand admirateur d'Harley. Elle le remercie pour son offre, la décline et le met dehors. À peine la porte refermée, ses deux enfants se réveillent.


Après deux tomes consacrés à cette version divergente de Batman, sous l'égide de Sean Murphy, ce dernier développe une histoire consacrée à cette version d'Harley Quinn, avec l'aide d'une coscénariste, et d'un autre artiste. S'il a suivi sa carrière, le lecteur a déjà pu constater que Matteo Scalera a été fortement influencé par Murphy, tout en présentant une touche personnelle. Il a en particulier illustré la série Black Science de Rick Remender, avec une inventivité et une fougue remarquables. Le lecteur retrouve des contours détourés avec un trait fin, des personnages qui savent sourire de temps à autre, un goût certain pour développer une ambiance particulière avec les environnements et les tenues vestimentaires, mais sans le sens de la mise en scène des séquences d'action si impressionnant chez Murphy.


Le titre indique clairement que le récit se situe dans la continuité désignée par l'appellation White Knight, et que le centre d'attention est Harley Quinn et pas Batman, ce qui s'explique par le fait que Bruce Wayne se trouve en prison. Les coscénaristes la présentent comme une jeune femme plutôt posée, tiraillée entre plusieurs facettes de sa vie. Elle a été l'amante de Jack Napier, la psychiatre de Joker. Elle est la mère de deux enfants en bas âge, ainsi que la maîtresse de deux hyènes domestiquées. Son titre de psychiatre a été révoqué à la suite de sa pratique non conventionnelle à l'asile d'Arkham. Elle fait ce qu'elle peut pour subvenir aux besoins de sa cellule familiale, et elle a renoncé à ses escapades en costume. À la suite des conseils de Bruce Wayne à qui elle rend régulièrement visite en prison, elle accepte la proposition de devenir consultante dans l'équipe de police enquêtant sur les meurtres. De fil en aiguille, elle réendosse son costume, ou des variations adaptées à une sortie ou à une autre, tout en revenant sur sa relation avec Jack & Joker. Il est visible que les deux scénaristes ont développé une véritable affection pour ce personnage, et le lecteur tombe rapidement sous son charme. Il comprend son attirance pour Jack, sa fascination pour Joker, son déchirement entre les deux, sa sensation d'être une mauvaise mère ne consacrant pas assez de temps à ses enfants, son intelligence et ses compétences professionnelles qui lui permettent d'établir des liens de cause à effet qui échappent aux autres membres de l'équipe. Il voit bien que son ancienne activité de criminelle costumée était toute relative, mais lui a permis de développer des contacts qui font également défaut aux autres.


Le lecteur accroche rapidement à l'intrigue : cette série de meurtres d'anciens acteurs et actrices, et les deux criminels très mystérieux : le Producteur et Starlet. Le dessinateur est en bonne forme, et le coloriste encore plus. Dave Stewart est un vétéran du métier de metteur en couleurs, et il est possible que le lecteur ne mesure pas ce qu'il apporte à la narration visuelle, à la fois parce qu'il ne réalise pas des compositions spectaculaires, à la fois parce que dessins et couleurs semblent l'œuvre d'un seul et unique artiste. Il utilise une palette un peu terne pour correspondre à l'ambiance du récit plutôt réaliste. Il met à profit les capacités de l'infographie non pas sous forme de camaïeux spectaculaires qui en mettent plein la vue, mais en jouant discrètement sur les nuances, pour souligner un relief ou un éclairage, tout en donnant en surface une impression d'aplat de couleur, ce qui préserve la rapidité de lecture, tout en donnant de la consistance et de la profondeur aux cases. En fonction de sa sensibilité, le lecteur y prête plus ou moins attention : la manière dont Stewart prend en charge les fonds de case vides pour y développer une ambiance, le travail sophistiqué pour baigner la salle de la boîte d'une lumière qui paraît uniforme, mais qui fait ressortir chaque élément les uns par rapport aux autres, le ressenti feutré de l'appartement d'Harley, l'amélioration de la lisibilité de cases chargées comme la sortie au parc avec les jeux pour enfants, ou le salon du Producteur, etc.


L'artiste a choisi de donner une morphologie normale aux principaux personnages, n'exagérant la carrure que des porte-flingues et de Batman, et la silhouette longiligne d'une supercriminelle, mais pas ses rondeurs. Il apporte un grand soin aux tenues vestimentaires d'Harley Quinn qui est toujours très élégante. Il reprend la tenue de Duke Thomas définie par Murphy dans le tome précédent. Il s'amuse avec des variations du costume de criminelle d'Harley Quinn, et il reproduit avec fidélité l'image sublimée des tenues des années 1920. Il investit du temps dans le langage corporel et dans les expressions de visage, qu'il exagère de temps à autre pour un effet comique, entre jeune âge du personnage, et légère insistance sur une situation dramatique, ou une réaction sans filtre. Le registre de la narration visuelle n'est pas celui des conventions et clichés des récits de superhéros : les dessins sont plus soignés et plus esthétiques, tout en conservant cette augmentation de l'intensité dramatique.


Le lecteur se dit que les auteurs vont donc emprunter une voie naturaliste pour explorer la psychologie d'Harley Quinn, avec une sensibilité adulte. L'intrigue se déroule posément sur le mode d'une enquête pour essayer de déterminer l'identité des deux criminels et de les devancer avant qu'ils ne commettent un nouveau meurtre. La progression est régulière, mais sans réellement réussir à manipuler le lecteur pour qu'il se livre à des conjectures sur leur identité. Les coscénaristes reprennent donc les conflits intérieurs qui animent Harley Quinn, entre son amour pour Jack Napier qui a dû s'accommoder de l'existence de Joker et ses responsabilités de mère. Mais ils quittent le strict domaine réaliste avec ses deux hyènes domestiquées qui diminuent d'autant le niveau de plausibilité. Au fil des séquences, il apparaît également qu'ils ne parviennent pas réellement à faire croire que Harley s'occupe de deux enfants en bas âge, ni d'ailleurs à faire exister ces deux bambins. Par ailleurs, Harley Quinn finit par avoir besoin de l'intervention de Batman pour pouvoir surmonter un obstacle dans son affrontement contre les deux criminels, ce qui sape un peu sa capacité d'autonomie. La qualité de l'étude de caractère du personnage se heurte à ces éléments trop fantaisistes. L'histoire supplémentaire de 10 pages appartient à la même veine, avec les prémices de la relation entre Harley et Batman, également agréable à la lecture.


Les auteurs réalisent un récit focalisé sur Harley Quinn, version White Knight, avec un niveau de qualité quasi similaire à celui des deux premiers récits. La narration visuelle de Matteo Scalera est dans la continuité de celle de Murphy, avec un peu moins d'énergie esthétique dans les scènes d'action. La mise en couleurs est d'une qualité extraordinaire, un travail d'orfèvre. L'intrigue est consistante, avec de beaux moments consacrés à Harley Quinn, tout en ne réussissant pas tout à fait à s'émanciper des clichés superhéros, ni à les mettre totalement à profit pour le portrait de cette jeune femme.

Presence
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le 8 janv. 2022

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