Berserk
8.5
Berserk

Manga de Kentarō Miura (1989)

(risque de spoil passée la moitié de la critique)

Berserk se présente de prime abord comme un seinen un peu glauque et d'assez mauvais gout : en trois pages, ça baise, ça envoie des répliques honteusement nulles et ça finit en massacre. Bref, pas top pour commencer le manga qui se pose comme le lord du seinen. Le trait de Miura est plutôt vulgaire et ne provoque aucune sympathie pour les personnages, ni pour l'histoire. Guts, vulgaire guerrier brutal et sanguinaire, se promène de ville en ville dans une époque moyenâgeuse en laissant derrière lui des dizaines de cadavres écharpés par son épée titanesque. Gloops. Pendant trois tomes, on ne comprend guère où l'auteur veut en venir et seuls les quelques flashes-back de Guts éveillent l'attention.
Le troisième volume ouvre pendant près de dix tomes ce que Miura nomme élégamment l'Age d'Or de son univers. Cette période sera également l'âge d'or de Berserk pour de nombreux fans (pas pour moi, mais c'est quand même une franche réussite). Dix tomes intenses, où le personnage de Guts gagne une profondeur rarement vue et développée. Sa rencontre avec Griffith, sorte de prophète de la guerre ultra charismatique, scelle le manga dans l'excellence, où l'amitié, la rivalité et la haine entre les deux personnages ne cessera pas de sitôt.
Le traumatisme du tome 13 restera longtemps gravé dans ma mémoire. Déjà pour les péripéties hallucinantes qui s'y déroulent mais surtout pour une sorte de retour au glauque emmerdant des premiers tomes. L'Horreur est néanmoins là : on en ressort meurtri et profondément touché par la maestria avec laquelle Mirua est parvenu à produire un tel climax révoltant.
Personnellement, la partie qui va du quatorzième au vingt-et-unième tome a ma préférence. On y retrouve Guts, le vrai, dans son présent, toujours plus meurtri et meurtrier. Les progrès graphique et artistique de Miura sont ici phénoménaux. Je me souviens des frissons ressentis lors de l'affrontement avec les 'faux-elfes' : le feu, l'horreur, les cocons, Guts enragés, la gamine terrorisée, la Grande Fée dégoûtante, l’œil de Guts qui brille dans l'obscurité, un sursaut et un empalement dans les règles de l'art. Un choc comme on en ressent rarement. Le nouveau climax du tome 21 apporte là encore son lot d'orgasmes visuels. A deux doigts de verser des larmes quand l'Oeuf se met en position : "Tout se remplit d'une seule et même voix"...
A partir de là, Berserk passe dans une dimension totalement différente, mais j'y reviendrai.

Ce qu'il faut globalement de retenir du manga de Miura tant sur la forme que sur le fond est que tous les thèmes propres à la nature humaine y passent à un moment ou un autre.
Sur la forme, c'est un régal absolu dès le tome 10 (en ce qui me concerne, le style de l'auteur m'a assez dérouté jusqu'à ce moment là). Grandes batailles rangées (vous voyez les plus belles et grandioses scènes des meilleurs péplums ou films fantastiques ? Bah là c'est pareil mais dessiné), gigantesques constructions emprisonnant les personnages par leur immensité, épiques combats, bourrinisme à l’état pur… la palette de mangaka de Miura fait parler la poudre à de nombreuses reprises et c’est prodigieux. Les ‘apothéoses ‘ viennent aux meilleurs (ou aux pires, c’est selon) moments. Hallucinants massacres, cataclysmes sans nom et autres miracles graphiques ponctuent la grande épopée de Guts. Miura m’a fait hurler devant certaines pages somptueuses en tout point. La plongée perpétuelle de son héros au cœur de l’inhumanité la plus terrible est l’occasion de prendre une leçon de beauté en noir et blanc. Je pense ici aux pétages de câble de Guts les plus violents, catharsis artistique éprouvante pour le lecteur mais indescriptible tant cela en devient magnifique (l’armure du Berserker déchainée, la hantise de la Bête, les combats contre les Kushans…).
Sur le fond, il y a énormément à dire sur Berserk. D’aucuns y voient une énième occasion de se défouler sur un manga faussement profond et inutilement bourrin. Mais avant d’infirmer cette théorie, parlons du manga en lui-même. La trame posée dès le début est celle d’un seinen : le héros est habillé de noir, tue des innocents, est violent et n’aime personne. Les cadavres sont légions, les viols aussi, les monstres ignobles n’en parlons pas. La période de l’Age d’Or ouvre une nouvelle possibilité d’adhérer au manga : les réticents au seinen trouveront ici de quoi soulager leur peine. Miura insère bon nombre d’éléments du shonen (des amis aux héros, qui en fait était un gentil, un personnage avec des bouclettes, etc.). Ca passe à la perfection puisque Berserk jongle habilement entre le côté sympathique d’un shonen haut de gamme niveau cul et baston et la froideur d’un seinen somme toute assez soft. Hormis l’apocalypse en provenance du treizième volume, pas grand-chose d’immonde et déroutant à signaler (quoique le chef de la meute du roi est assez inutile, mais je vais volontairement l’oublier).
La suite du parcours de Guts est assez cocasse du point de vue de la catégorisation du manga : le monde devient de plus en plus noir et gore ; la religion vient s’en mêler ; même les étrangers d’ailleurs (les Kushans, tout ça tout ça) ; le héros s’enfonce un peu plus à chaque page dans la noirceur la plus terrible. Mais pourtant, allez savoir pourquoi, l’ambiance est clairement plus légère que lors des précédents tomes. Guts se fait des compagnons de route, qui certes plombent totalement tout le mysticisme mis en place autour de la personnalité du Guerrier Noir, mais qui participent à renouveler une intrigue qui menaçait à terme de tourner en rond. Bref, à partir des tomes 23-24 et ce jusqu’aux tomes 32-33, Berserk oscille entre les deux points les plus proches du shonen et du seinen.
Le reste de la parution, c'est-à-dire jusqu’aux volumes 35-36 et plus loin encore, en attendant que l’auteur veuille bien s’y filer, aborde un nouveau tournant décidément bien intrigant : celui de faire de Berserk une sorte de seinen contemplatif. J’ai déjà dit que la maestria artistique de Miura n’a rien à envier à personne mais quand elle se met au service d’un plaisir visuel unique, là on passe à une échelle supérieure de la grande classe. Les évènements de ces tomes-là font que le monde dans lequel évoluent les personnages de Berserk change subitement : les légendes deviennent vraies, le monde des mythes, auparavant englouti sous le monde réel, prend la priorité. Imaginez ma frustration au moment où les humains se liguent face à l’Empereur kushan métamorphosé : vous attendez pendant des mois un misérable chapitre de vingt pages et l’auteur vous pond certes vingt pages mais sans aucun dialogue, juste des dessins, tous plus brillants et magnifiques les uns que les autres. Rage et énervement se succèdent dans votre tête puis vous attendez encore quelques mois pour avoir de nouveaux chapitres, exactement pareils. Et puis, enfin, vous vous décidez à tout vous refaire en un coup : vous n’êtes pas loin d’utiliser l’adjectif ‘orgasmique’ pour qualifier ce que vous venez de lire. Personnellement, ce passage là, qui dure mine de rien un tome, a été une de mes plus belles expérience de lecteurs de manga. En clair, Berserk s’aventure désormais vers le contemplatif : finies ( ?) les bastons sauvages, lame contre lame, rage contre rage et puis c’est tout ; maintenant, le style narratif et graphique de l’auteur s’adapte à son histoire.

Parlons maintenant du fond de Berserk. Car oui il y en a un. Les bagarres sans raison ni fondement des trois premiers tomes exceptées (quoique…), Miura a quand même fait un travail plus que remarquable sur les thèmes et thèse abordées dans son manga. Je pense que pour analyser sur le long terme et donc à grande échelle son œuvre, la perspective d’une analyse selon le caractère épique des différents arcs de la série s’impose. Je m’explique.
On nous présente Guts comme un vagabond errant, presque anecdotique dans sa quête de sang sans queue ni tête. C’est pas trop la joie pour lui, ni pour nous qui devons endurer les purges que sont ses combats (sans compter le viol éditorial de Glénat sur certaines pages de ces premiers volumes). La soudaine apparition des God Hand laisse pantois ; on ne comprend guère où tout cela va nous mener. Qui est ce Griffith ? D’où vient ce Guts démoniaque et avide de vengeance ?
L’Age d’Or apporte son lot de réponses, heureusement. Guts nait d’une mère morte, pendue à un arbre, et ne doit sa survie qu’au liquide amniotique ayant coulé sous son cadavre. Ramassé par une bande de mercenaires, il grandit en admirant/détestant son père adoptif, Gambino : il doit se battre pour rester en vie dans des combats sans enjeu stratégique. En clair c’est le Moyen-âge : le temps semble s’être arrêté, les hommes se font la guerre depuis des décennies, soit entre eux, soit contre d’autres pays. Il ne se passe rien d’intéressant capable de déclencher un évènement important qui ferait bouger ce monde atone. Le flash-back de Guts nous amène dans ses nombreuses aventures guerrières au fil des années : toujours les mêmes scènes de ce gamin qui brandit une épée deux fois plus grande que lui. L’Age d’Or n’a pas encore pointé le bout de son épée, celle de Griffith, que Guts rencontre finalement par hasard, au détour d’une de ses missions de mercenaire. Entre temps, Guts est devenu pathétique : violé par un soldat acheté par Gambino, il a ensuite tué ce dernier par mégarde, dévasté par la révélation de la haine de son ‘paternel’ envers le garçon maudit recueilli sous sa mère morte. La rencontre avec Griffith enclenche de nouvelles choses pour Guts et pour le monde entier : tout se met en marche. Guts trouve enfin une voie à suivre pendant que la Troupe du Faucon continue son ascension irrémédiable vers les hautes sphères du pouvoir. La guerre elle-même semble avoir une issue que seul le génie tactique de Griffith peut révéler.
Mais comme toutes les bonnes histoires, il faut bien un « rise and fall ». Guts choisit de se détacher de ce doux rêve de conquête, estimant avoir déjà trouvé ce qui lui fallait, et plante là Griffith et ses potes. Griffith ne s’en remettra pas et par quelques malheureuses décisions se retrouve torturé pendant un an. Fini le leader charismatique : Griffith est brisé, son rêve utopique a été haché par sa relation avec Guts, la seule personne au monde qui lui a fait perdre de vue son avenir (comme il le dit lui-même dans le tome 13, au moment du sacrifice général).
Un massacre unilatéral plus loin, on retrouve donc le présent de Guts. Adieu les sommets de la gloire mondaine chez les nobles du Midland. Guts se traine dans la boue chaque jour, ne dort plus car marqué par le symbole du sacrifié. Il attire à lui tous les esprits et monstres des alentours et ne doit son salut qu’à la présence rassurante de Puck, un elfe qui participe à rendre le manga plus sympathique (parfois trop d’ailleurs). Le guerrier noir devient de plus en plus violent et la Bête qui sommeille en lui se renforce au fil des nuits : « combien de nuits sans sommeil avant d’enfin l’atteindre lui ? » se lamente Guts. En parallèle, l’Eglise s’en mêle. Un certain anticléricalisme primaire déforme parfois l’équilibre de la série mais cela ajoute une dimension de plus au tableau général de Berserk. Guts devient donc une sorte de personnification du monde antireligieux ou tout simplement areligieux, comme les milliers de personnes s’agglutinant devant le monastère blindé des moines d’Albion (la comparaison avec Le Nom de la Rose est facile lors de ces passages). L’Eclipse du tome 21 donne droit à un nouveau sommet de la série et qui remet les choses à plat une nouvelle fois.
L’arrivée parmi les humains d’un surhomme ouvre la voie à une nouvelle épopée, à laquelle Guts ne participera pas, cette fois occupé à prendre soin des siens qu’il a délaissés depuis trop longtemps. La nouvelle Troupe du Faucon prend donc la relève des beaux héros de l’Age d’Or. Tous plient devant la renaissance du Dieu de la guerre, aka Griffith. La confrontation avec les Kushans est habile puisqu’elle soude les hommes civilisés (comprenez les occidentaux) face aux sauvages barbares venus de l’Est (là encore on peut y voir un choc des civilisations). Point à part, l’esthétique des Kushans est absolument somptueuse : le tome 27 regorge de cases magnifiquement sordides du bon gout kushan en matière de décoration. Cette nouvelle saga de Berserk voit s’opposer Griffith à Ganishka, le tout-puissant empereur des Kushans. Utopie contre dystopie ? Ou dystopie contre dystopie ? Griffith brouille les cartes quant à son intention véritable alors que Ganishka est clair et net là-dessus : il est le Roi absolu et nul ne peut le battre. Ce sera d’ailleurs le sommet de leur affrontement, dont j’ai déjà parlé plus haut, où Miura fait l’étalage de son talent de dessinateur et d’artiste pour offrir un final monstrueux de beauté.
Pendant ce temps, Guts galère toujours, à des années-lumière de cette lutte entre deux légendes vivantes, mais au moins est-il accompagné. La shonenisation de Berserk s’amorce doucement lors de cette période et on commence d’ailleurs à voir les premiers signes d’une féérisation du monde dans lequel évoluent les personnages : trolls, fées, elfes, ogres… autant de créatures qui finissent par apparaitre aux yeux de tous. Le sort de Guts est tel qu’il doit se résoudre à arborer une armure maudite qui le détruit autant qu’elle le renforce (superbe mèche blanche de super-héros à clé). Non, décidément, le guerrier noir est l’ombre de lui-même et ce dans tous les sens du terme. Son dernier voyage semble d’ailleurs s’annoncer vers les terres elfiques.
L’épopée griffithnienne, elle, ne semble pas pouvoir être stoppée : le monde devient fantastique et les hommes s’abritent sous les ailes du faucon. Dit comme ça, on pourrait penser que la série pourrait arriver à sa fin, et cela serait d’ailleurs très beau d’achever tout comme cela. Miura a le dernier mot mais nul doute qu’il saura nous contenter avec des chapitres contemplatifs et de plus en plus mélancoliques (l’épisode du Dieu des mers en est l’exemple le plus frappant, avec un Guts lessivé, comme le lecteur qui endure son calvaire).

Outre cette longue analyse qui ne masque pas l’étendue des autres possibilités de réflexion sur Berserk (allez lire la critique de Templar !), il faut aussi revenir sur le personnage de Guts. C’est probablement le (anti) héros le plus magnifique que j’ai jamais pu voir évoluer dans une œuvre. Tout est là dans ce personnage : sublimé par la forme du manga, Guts évolue comme le prédateur ultime, en se cherchant un but qu’il sait très bien qu’il ne pourra probablement jamais atteindre. Sa santé en pâtit au fur et à mesure des combats qu’il mène et on assiste éberlué à sa chute, chaque fois plus profonde, dans les méandres de son inconscient, symbolisé par cette Bête canine immonde et répugnante, qui l’incite à la haine et au meurtre de tout ce qui lui passe à portée. Guts est à l’opposé des héros de comics : son pouvoir l’use irrémédiablement (l’armure du Berserker, avec tout ce sang éjecté, brrr) et transforme sa haine en lassitude profonde face à un monde qui le rejette lui, l’homme du passé inapte à s’adapter au monde qui bouge.

Bon, après ce long et rebutant pavé que seuls les lecteurs du manga auront lu, vous aurez compris que Berserk est un manga fort et imposant, étonnamment facile d’accès pour n’importe qui (néophyte ou réticent au seinen ou au manga en général), mais qui transporte le lecteur comme peu de BD peuvent le faire. A lire et à contempler.

PS : … surtout si vous aimez Phantom of the Paradise.
PPS : http://skullknight.net/encyclopedia/appendix/roster.php : le nombre de victimes de Guts, qui mérite donc son surnom de guerre de « génocide ambulant ».
Pariston
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le 29 juil. 2013

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