J'ai d'abord pensé attendre d'avoir lu la trentaine de volumes pour écrire un texte. Mais j'ai dû admettre qu'il y avait peu de chances pour que je m'attèle à une tâche d'une telle ampleur. Et puis il s'agit de recueils de 60 pages publiés annuellement - soit le rythme de production d'Amélie Nothomb - est-ce qu'on attend d'Amélie qu'elle ait achevé son oeuvre pour la traiter d'un bloc ?
Puisque non, voici American Splendor volume 1, mai 1976, 52 pages.
Pour ce que j'en sais, Harvey Pekar a introduit l'autofiction dans le champ de la bande dessinée (il a dû donner l'idée à Robert Crumb, il faudra éventuellement vérifier les chronologies).
Pekar se contentait d'écrire les scénarios. Il y racontait sa vie quotidienne à Cleveland à la première personne en s'adressant au lecteur, mais il était loin de se contenter de raconter sa vie intime. Très souvent, il retranscrivait des conversations avec des amis ou des relations, il rapportait des histoires qu'on lui avait confiées, ou il dressait le portrait succinct d'une personne qu'il avait connue; il en tirait souvent une sorte de morale, d'autant plus facilement qu'il ne choisissait pas ces anecdotes au hasard.
On est ici à l'opposée du déballage narcissique rabat-joie, des séances de psy dessinées. Il ne nous entretient pas de sa relation avec sa mère.
Pekar a été un collectionneur obsessionnel d'albums de jazz, écrivant même des critiques pour des magazines spécialisés, et a vendu sa collection de disques pour financer l'auto-édition de sa bande dessinée. Il s'intéresse à l'histoire, et ne manque pas de nous situer le contexte de ses récits. Dans les années 70, Cleveland est une ville pauvre à majorité noire qui a connu des "émeutes raciales", et encore de perpétuelles "tensions communautaires".
Dans le volume cinq par exemple, Pekar nous présente un homme d'origine ukrainienne qui a été un militant communiste, qui vit dans un quartier noir, mais qui est devenu raciste à force de subir des agressions.
Il est intéressant de se pencher sur les publications originales d'American Splendour, car l'édition française est un florilège de pages consacrées à Harvey, alors que le magazine original dresse le portrait d'un bout d'Amérique.
Ce premier volume démarre en trombe : Harvey nous raconte comment il a intimidé Crumb pour le forcer à illustrer son comic, nous relate l'été finalement sexuellement frustrant d'un jeune gars plein de sève (probablement lui), et finit par une conversation un dimanche sur le banc d'un parc, où il se met dans la peau d'un vieux désabusé qui évoque pour deux jeunes le temps où il y rencontrait des "radicaux" et d'autres hippies avec lesquels il n'arrivait pas à établir de connexion, pour conclure que de toute façon, si on se mettait dans la tête des gens qui ont l'air de s'amuser, on verrait qu'ils sont aussi misérables que nous.
"That's my inspirational message for today : feeling rotten is normal!
Remember boys ,you heard it here!"
J'avais oublié, il raconte aussi la fois où il (ou "Herbie") a recroisé une fille avec qui il jouait au docteur et qui est devenue pute, et ils passent un bon moment!
Bienvenue dans la vie trépidante d'Harvey Pekar !
(à suivre)