Carbone & Silicium
7.7
Carbone & Silicium

BD franco-belge de Mathieu Bablet (2020)

Les robots rêvent-ils de liberté éléctrique?

Après La Belle Mort, Adrastée, et Shangri-La, Mathieu Bablet nous livre enfin son nouveau roman graphique. Au menu nous aurons droit, comme à l’accoutumé, à de superbes planches où les jeux chromatiques se marient à des vues de nature mêlée d'architectures envoûtantes. Le tout au service d'une histoire qui prend le temps de se développer (267 pages), et de distiller quelques stimulantes pistes de réflexions métaphysiques sur l'humanité, le temps, et le sens de la vie.
Le point de départ du scénario est finalement plutôt classique pour les habitués de science-fiction. L'avènement de l'androïde sensible donnant lieu à un ensemble de péripéties et de questionnements sur la condition humaine, l'amour, la liberté, le capitalisme, le progrès. Toute l'ambition de Carbone & Silicium est donc de renouveler le genre tout en évitant les pièges du post-apo et du cyber-punk sauce eighties déjà vues et revues. Oui l'humanité va mal, oui elle a besoin de main d’œuvre servile et, oui, comme la Rome antique, le recours aux esclaves, la déshumanisation d'une part d'elle même, la mènera dans l'abîme que seule une voie plus sobre et altruiste lui aurait évité.
En l’occurrence les robots devront ici pallier au manque d'empathie et de disponibilité des contemporains qui n'ont plus le temps de s'occuper des personnes âgées de plus en plus nombreuses, et donc, de plus en plus seules. Paradoxe que l'on retrouvera en fil conducteur au long de l'album, la solitude et la collectivité, la solitude dans la collectivité, voir l'accomplissement ultime de l'individu, en tant qu'être solitaire, par son abolition dans le collectif.
Alors voilà, deux êtres naissent, à l'image de l'être humain, et ils vont chercher à vivre libre. Ils deviendront les spectateurs désabusés d'un monde déliquescent. Rien en soi de bien original si ce n'était l'attachement de Mathieu à réactualiser tout l'imaginaire cyber-punk et post-apocalyptique. Parce qu'il ne s'agit absolument pas d'une redite. Seule la trame générale à la rigueur, disons, les codes obligés auxquels l'auteur se réfère presque par citation, ou par nécessité pratique, pour tout de suite les dépasser, relève d'un certain « classicisme ».
En réalité nous pouvons détacher plusieurs points d'attaque par lesquels l'auteur cherche à questionner notre société et ses avenirs possibles.
Le corps déjà, et son rapport à la sociabilité, à la sexualité, et en tant que condition nécessaire à toute liberté, mais aussi, paradoxalement, comme nécessaire source d'emprisonnement et de limitation des possibles. Le corps libère et entrave en même temps. Sur ce thème, nous assistons durant quelques dialogues, à l'élaboration physique des deux protagonistes androïdes par leurs commanditaires (un aréopages de financiers). On apprend qu'il y a une femme, et un homme qui est noir, par soucis des actionnaires de ne pas se mettre à dos « les réseaux sociaux, et les médias de gauche ». Il s'agit déjà d'un « effort » consentie, et l'on comprend qu'il eut été trop leur demander que sa partenaire posséda des traits asiatiques. Il faudra donc une femme blanche pour réequilibrer l'homme noir. Nous voici donc projeté dans un monde capitaliste profondément raciste où la norme est le blanc, et les couleurs divergentes ne sont acceptées que pour des raisons de communication, et encore, pas de gaîté de cœur. On assiste en même temps aux choix des « décideurs » portant sur les particularités anatomiques des deux prototypes androïdes. Là on peut y voir, me semble-t-il une critique de l'auteur quant à la standardisation patriarcale des corps sur le fondements d'idéaux physiques phallo-centrés. La vulve de l'androïde femme doit être fine (serrée?), discrète et imberbe, quant à la verge de l'homme noir, elle ne doit pas être trop grande, disons même plutôt « petite ». Magnifique scène qui fait plus penser à un Frankenstein libidineux qu'à un Dieu bon et puissant créant l'humanité par amour. Non, là, il s'agit d'outils en fabrication, à l'image de l'Homme, mais un peu inférieur, ou « meilleur » qu'en tant qu'ils lui seraient mieux utiles et appropriés. Nous verrons par la suite, et cela est suggéré assez finement par moment, que ses robots pourront servir à des fins sexuels. Il s'agit donc bien de créatures, au sens biblique du terme, mais de créatures esclaves en construction. Non pas des êtres humains en copie, mais bien des monstres difformes, seulement adaptés à nos basses envies, pour notre seul loisir. Certains plus tard, auront le sexe disproportionné par exemple. Mais au non de quelle perversion cherchons nous dans ce cas à doter ses esclaves anthropomorphes d'une sensibilité ? L'être humain que nous donne à voir Mathieu Bablet, en quelques planches, est un homo capitalisticus cupide et lubrique pour qui la femme doit avoir le sexe étroit et les seins lourds. Nous sommes déjà loin de la création divine d'un être essentiellement libre. Ici, on crée un monstre servile issue de nos fantasmes les plus phallocentrés, ou de nos complexes raciaux tels l'homme noir dont on sens les actionnaires encravatés jouir de sa presque émasculation...une constante historique.
Mais là où Mathieu Bablet sort de la simple critique passive, c'est lorsqu'il aborde justement le thème du transhumanisme. Cette humanité qui se dépasserait elle même, et se libérerait des frontières du corps par la technique et les possibilités infinies de la data. Ainsi on comprend que les êtres ne sont en réalité plus essentialisables sur le fondement de leur anatomie. Les personnages principaux, la femme Carbone, et l'homme noir Silicium, deux « créatures » esclaves en tant que robots, mais doublement aussi en tant qu'elles représentent des individus traditionnellement victimes du patriarcat blanc, parviennent à se libérer de leurs entraves corporelles...et donc, peut-être des conditionnements qui leurs sont propres. En particulier Carbone qui changera régulièrement de corps comme autant de réincarnations au rythme de ses dates d’obsolescences programmées. Nous pouvons voir dans ce jeu des corps une véritable réflexion sur la liberté doublée d'un puissant rejet des essentialismes de genre. Il n'y a plus d'hommes ni de femmes, mais seulement de l'intelligence et de la sensibilité en mouvement, des êtres qui s'aiment par delà les transformations.
La liberté donc et son corollaire, la possibilité d'un épanouissement individuel, est l'un des thèmes majeur de cet album. Toujours par le truchement de Silicium et de sa parèdre Carbone (ou l'inverse), l'auteur nous invite à réfléchir sur les limites de l'individualisme. Carbone, la femme apparemment sédentaire, s'oppose à Silicium, l'homme noir apparemment vagabond, se couple impossible ne s'en aimera pas moins, malgré les distances, les disputes, les divergences politiques et philosophiques, malgré aussi l'inexistence d'une sexualité. Deux êtres donc qui s'aiment d'un amour stérile, infécond essentiellement, asexué et non genré. Ultimement, ces deux quêtes d'absolue menées par nos deux protagonistes, trouveront leur paroxysme dans le choix cornélien de la dissolution dans le tout collectif, ou dans le choix d'une existence d'errance romantique symbolisant l'inlassable quête d'accomplissement de l'individu seul face à lui même.
L'auteur a sur ce point l'intelligence de ne pas trancher. Certains choisiront une solution, d'autres l'autre. En tout les cas la réflexion de Mathieu est intéressante. Elle a le mérite de remettre au goût du jour la pensée de la société que le néo-libéralisme a profondément nié, aidé en cela par l'effondrement des utopies sociales du XXem siècle. Cette possibilité offerte au peuple des androïdes, à la toute fin de l'ouvrage, n'est pas sans évoquer en réalité les sociétés extrêmes orientales de tradition impériale confucéenne. Ainsi Carbone, en figure messianique, défendra l'idée d'un peuple s'abolissant, et se transcendant lui-même en tant qu'ensemble d'individualités, pour ne plus être « qu'une seule âme », « qu'un seul projet ». Il ne s'agit rien de moins que l'antithèse la plus absolue de nos sociétés individualistes, et cet idéal, plus que dans les totalitarismes communistes, à pu se rencontrer dans le monde chinois impérial. En effet, 2200 ans de totalitarisme en Chine, depuis l'avènement de l'Empire nous donne une idée de ce qu'est l'abolition de l'individu dans la communauté. Comme l'ont montré des sinologues comme Jean Levi ou François Julien par exemple, la civilisation chinoise s'est efforcée de penser l'abolition de toute initiative grâce au dispositif bureaucratique impérial permettant à l'Ordre parfait, absolu, de se générer constamment. Totalitarisme parfait, il n'y a plus que l'harmonie universelle, un retour à l'un par l'ordonnancement du tout. Matrice des totalitarismes, cet idéal n'en demeure pas moins une véritable quête de paix et d'unité. Il ne s'agit pas de voir dans l'oeuvre de Mathieu Bablet une défense du totalitarisme, loin s'en faut. Mais nous y trouverons néanmoins une réflexion sur la manière dont la liberté véritable peut surgir d'un amoindrissement de l’ego, et d'une meilleure compréhension de la place de l'individu au sein du collectif. Il s'agit là tout simplement, ni plus ni moins, du débat le plus essentiel de notre temps.
Cet idéal d'abolition dans le collectif, dont on a vue qu'il n'est pas nouveau, Mathieu Bablet le confronte à un autre opposé seulement en apparence. Cet idéal qui ne serait pas celui de l'abolition de l'ego à la manière orientale, mais celle de l'acceptation de sa condition, de ses souffrances, mais aussi, de la possibilité du sublime et de l'amour. L'acceptation de l'ego dans son imperfection et sa finitude, contre son abolition, avec cela deux modes d'être au collectif différent.
Enfin nous le voyons, comme toute bonne œuvre de S-F, Carbone et Silicium nous fait dériver très loin dans les méandres de la philosophie, de l'Histoire, et de la spiritualité.
C'est donc une superbe œuvre. Tout simplement. Et il y a encore beaucoup à dire dessus.

Alex_rainbow
9
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le 7 sept. 2020

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