Le récit met relativement en sourdine son aspect initiatique pour proposer de la belle science-fiction, avec le schéma classique du pouvoir tyrannique qui cherche à contrôler l’Univers, et d’un groupe de résistants constitué de bric et de broc qui se met en place. Les décors créés par Moebius, qui utilise maintenant une ligne claire vigoureuse, heureusement colorée de tons francs, purs et contrastés autant qu’inattendus (mer de couleur rouge brique, par exemple), allient originalité et harmonie propre à parler au subconscient du lecteur.


L’imaginaire du grand dessinateur s’épanouit ici dans les décors subaquatiques : l’œuf de l’Imperoratriz flottant entre les filaments d’une méduse (planche 4) ; la cité sous-marine, sorte de Métropolis de globes verts reliés par des pédoncules (planche 15) ; dauphin majestueux et concrétions élégantes en forme de vasques superposées (planche 23) ; impressionnantes méduses géantes d’un vert très sourd (planche 25) ; belles vues cosmiques (planche 34) ; impressionnante fourmilière des Bergs (planche 35).
Face aux Technos qui envoient leurs Œufs d’Ombre partout dans l’Univers pour éteindre les étoiles (donc les perceptions divines), Kamar Raïmo est déporté sur une planète aquatique (le fantasme ancien d’une planète purement constituée d’eau), et trouve refuge chez une population de méduses bienveillantes (à croire qu’elles n’attendaient que lui pour combattre les Œufs d’Ombre – planche 30). Comme d’habitude, Jodorowsky expédie en une vignette la vraisemblance des problèmes techniques : Kamar et ses amis doivent s’incorporer à le méduse elle-même, qui les habille d’une seconde peau, à la fois « combinaison de plongée, isolante, auto-propulsante et autopressurisante » ». Avec ça, on se déplace comme on veut sous l’eau (planche 3). J’ai cherché chez Décathlon : ils sont en rupture de stock.
La fantaisie jodorowskyenne ne s’en tient pas là : on croyait l’Imperoratriz bien refroidi ; ben non, il s’en tire avec un tour de passe-passe de clone. Pas très crédible, tout ça. Les Œufs d’Ombre seraient faits d’antimatière ; mais, dans ce cas, tout devrait se résoudre en une explosion gigantesque, et on ne devrait pas la voir, ce qui n’est pas le cas (planches 6 et 7).
De même, quand il s’agit de mettre en place une nouvelle séquence dans l’action, Jodorowsky accumule les explications cruciales en une seule planche (planche 21) : L’Incal, assez énigmatique jusqu’ici, est clairement décrit comme une « émanation directe du plan divin » (on n’avait pas l’impression que Tête-de-Chien », qui énonce cette affirmation, était si bon théologien !), dont l’apparition est évoquée en des termes qui s’appliquent traditionnellement à Jésus-Christ qui naît dans sa crèche. Plus prosaïquement, l’Incal perd de son aura mystérieuse, en se révélant simplement comme un auxiliaire efficace des héros contre la divinité de la noirceur, dont le rôle se précise dans cet album : « La Ténèbre » (sale gueule, planche 57). Cette réduction d’une intrigue complexe à une simple bagarre entre deux principes appauvrit quelque peu les enjeux perçus par le lecteur.
Plus conforme à l’intérêt psychologique de la série, un véritable « retour du refoulé » - « retour de karma » - « confrontation avec l’Ombre », planches 16 à 18, lorsque le monde des ordures remonte à la surface de la cité et la détruit. Une charnière de l’intrigue se situe dans ici : les populations errantes chassées de la Cité perverse et infecte sont libérées dans la nature, avec un vrai ciel, un véritable horizon et une vraie terre, et vont apprendre à cultiver le sol et à se nourrir eux-mêmes : retour à la nature, retour aux sources, et en même temps intégration psychologique, puisqu’on n’accumule plus d’ordures dont on ne saura que faire. Le tout sous la houlette des sympas petits vieillards-cristaux, qui ne manquent pas de démontrer que les cristaux sont bien vivants et en résonance avec l’esprit humain (Planches 32-33). Un rêve pour les New-Ageurs. (Planche 19). L’Amour est enfin nommé comme force recréatrice, ce qui peut correspondre au niveau initiatique du chakra du cœur (Anataha) (planches 53-54). On progresse donc vers le haut.
Deepo est enfin nommé par son sobriquet « mouette à béton » (planche 22), ce qui devrait laisser méditatifs nos zoologues... La relation entre John Difool et Animah perd de sa dignité, quand notre détective de classe R se met à draguer la belle comme un ado embarrassé (planches 23 et 24) ; de même, le combat pour la fécondation de la « Proto-Reine » Berg insiste sur les côtés comiques de Difool (planches 36 à 47).
L’Eau primordiale contient donc les nouveaux germes de vie qui entrent en lutte contre le domaine de l’Ombre. Et, malgré un scénario un peu cavalièrement asséné, la série conserve ses vertus de ravissement et de fascination intime.
khorsabad
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le 2 avr. 2015

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khorsabad

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