Elle a fui l'Iran pour avoir enfin le droit d'exister

Mansoureh est étendue sur le sol, nue et immobile. Elle paraît imperturbable, même si elle est entourée de gens qui scrutent chaque centimètre carré de son corps pour pouvoir la dessiner. La jeune femme ne fait pas vraiment attention à ce qui se passe autour d’elle. Elle préfère se concentrer sur les branches des arbres qu’elle regarde par la fenêtre et qui l’apaisent. Comme elle est artiste elle-même, Mansoureh ressent la présence des autres à travers le son du fusain sur le papier. En la voyant aussi libre et décontractée, on a du mal à imaginer que Mansoureh a grandi en Iran, un pays dans lequel le fait d’exhiber son corps ou même d’être artiste est totalement interdit lorsqu’on est une femme. Pendant qu’elle pose en tant que modèle vivant, son esprit se souvient de toutes les épreuves qu’elle a dû surmonter depuis son enfance. Elle se rappelle notamment du jour où elle a fêté ses 9 ans. A priori, cela aurait dû être un jour heureux. Sauf que selon les lois islamiques en vigueur en Iran, une fille est considérée comme une adulte légale à partir de cet âge-là. Autrement dit, dès qu’elle a 9 ans, une Iranienne peut être accusée de crime et mise en prison, peut être mariée avec la permission de son père et est obligée de porter le hijab pour le restant de ses jours. "En Iran, pour une femme, devenir adulte signifie l’interdiction. Interdiction de rire. Interdiction de s’habiller de manière décontractée et de marcher dans les rues librement. Interdiction de participer à des activités sportives, de chanter, de danser en public. Interdiction d’être soi-même." Mansoureh se souvient également de son frère, qui a seulement un an de plus qu’elle. Jusqu’à ses 9 ans, elle a grandi à ses côtés et ils avaient une relation particulière, d’égal à égal. Mais dès qu’elle fut considérée comme une adulte prête à se marier, tout a changé. Alors que lui allait à l’école pour garçons en portant des vêtements ordinaires et qu’il pouvait continuer à s’amuser et à apprendre comme un enfant de son âge, sa soeur devait désormais être voilée et ses apprentissages se limitaient à s’occuper des nourrissons et des repas. Mansoureh se souvient aussi de la tristesse de sa mère et de la violence de son père, qui inspirait la peur à toute sa famille. Comment se libérer de ce joug masculin? Comment se reconstruire après avoir grandi dans une société où l’homme a les pleins pouvoirs sur les femmes, en toute impunité? Tout en posant fièrement, Mansoureh se remémore l’histoire de sa métamorphose, celle d’une femme recouvrant sa liberté.


Mansoureh Kamari est née et a grandi à Téhéran, où elle a obtenu un diplôme en dessin industriel. Passionnée depuis toujours par le cinéma d’animation, elle est venue en France en 2011 pour y poursuivre ses études à la célèbre école des Gobelins, à Paris. Ces dix dernières années, elle a travaillé comme dessinatrice de personnages pour des studios d’animation en France et à l’étranger. Mais aujourd’hui, elle décide de se mettre à nu, comme dans son livre, en proposant une oeuvre beaucoup plus personnelle. "Ces lignes qui tracent mon corps" est sa toute première bande dessinée. Et on peut dire que c’est une formidable réussite. Alternant sans cesse entre passé et présent, l’autrice nous plonge dans les souvenirs de sa vie à Téhéran et parvient à nous faire ressentir dans nos tripes l’angoisse permanente, la sensation d’être toujours dépendante du bon vouloir de quelqu’un, la frustration immense d’être soumise aux diktats masculins. Les graphismes de Mansoureh Kamari soulignent bien la différence entre ses années en Iran, marquées par du gris et du noir, et son présent en Europe, marquées par l’apparition de la couleur. Autant le dire tout de suite: "Ces lignes qui tracent mon corps" est un livre très dur, dans lequel on ressent intensément le besoin impérieux de l’autrice de parler des traumatismes et des humiliations auxquels elle a dû faire face. En découvrant les violences physiques et verbales subies par Mansoureh, on ressent forcément un sentiment d’indignation. La condition de la plupart des femmes iraniennes est tout simplement révoltante. Là-bas, elles n’ont généralement pas d’autre choix que de se taire et d’obéir si elles veulent échapper aux violences et à la mort. Certes, tout n’est pas forcément mieux en Europe. Lorsqu’elle est interrogée par une vidéaste, Mansoureh se sent mal à l’aise car elle à l’impression que celle-ci colle sur elle "les clichés habituels des Occidentaux". Mais en même temps, son récit montre très bien le contraste entre sa vie en Iran et celle en France. Et il souligne tout le courage qu’il a fallu à Mansoureh pour renaître dans un nouveau pays. "Ces lignes qui tracent mon corps" est une BD glaçante, mais c’est aussi un très beau message d’espoir et de résilience.


Découvrez mon interview de Mansoureh Kamari sur mon site AGE-BD.com

matvano
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le 30 oct. 2025

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