Dans la nuit noire
7.3
Dans la nuit noire

Roman graphique de David Small (2018)

L’adolescence est un sujet qui se prête particulièrement bien à la bande dessinée. Une partie de ses lecteurs peuvent en effet s’identifier à des personnages qui leur ressemblent, tandis que la pluralité des thématiques renfermées permet des explorations variées autour de la vie sociale et psychique d’individus en transition vers le monde adulte. Dernièrement, Dédales de Charles Burns, Alienated de Simon Spurrier et Chris Wildgoose ou Absolument normal de Kid Toussaint ont tous fondu dans leurs récits une jeunesse en rupture avec elle-même ou son environnement.


L’action de Dans la nuit noire se déroule aux États-Unis au cours des années 1950. Russell Pruitt, 13 ans, observe son reflet dans les boules de Noël qui décorent le sapin familial pendant que ses parents se déchirent dans une pièce voisine. C’est une nouvelle année qui commence mal pour l’adolescent : il doit quitter à la hâte Youngstown (Ohio) avec son père alcoolique, laissant derrière lui une mère adultère. Le programme est tout tracé : rejoindre la Californie de sa tante June, qu’il ne connaît pas, mais qui a le bon goût d’habiter une villa luxueuse. Pas de chance : les voilà rapidement éconduits et priés d’aller poser leurs valises ailleurs, où l’immobilier est plus abordable et l’emploi moins parcimonieux.


C’est donc à Marshfield, une bourgade comme il en existe des milliers aux États-Unis, qu’échouent Russell et son père. Ils louent d’abord une chambre à un restaurateur chinois, avant que le paternel n’obtienne un travail d’enseignant à la prison de San Quentin, mais surtout un prêt lui permettant d’acheter une modeste maison. Partant, Russell va devoir s’intégrer dans une école publique, se faire des amis et trouver sa place dans une nouvelle vie assez peu engageante. Il va trébucher sur chacun de ces points, pas aidé, il est vrai, par un père démissionnaire qui ne tardera pas à quitter la maison sans prévenir.


À l’école, l’insertion est douloureuse. Russell a le malheur de porter des jeans Levi’s et de rouler sur un vélo à la mode. Il est rapidement pris à partie par d’autres adolescents. C’est Warren McCaw, un élève paria, qui lui apprend comment « devenir invisible » afin que ses bourreaux l’oublient. Une amitié naît entre eux, de même qu’entre Russell et deux gamins du village, Willie et Kurt. Mais deux écueils vont bientôt poindre : la masculinité de Russell est remise en cause à plusieurs reprises et des violences faites aux animaux l’inquiètent. D’une part, Russell accepte pour un peu d’argent que Warren l’étreigne entièrement nu, avant de se mettre à rêver de Kurt. D’autre part, il constate que des animaux font l’objet de sévices sadiques et cela le trouble à tel point qu’il passe pour une « chochotte » auprès de Willie et Kurt.


David Small explore dès lors la psyché adolescente à travers différentes strates : l’éveil des sens et des sentiments, le comportement grégaire, la peur de l’indignité par association, la formation de la personnalité… Dans tous ces domaines, Russell partait avec un handicap. Efféminé, abandonné par ses parents (son père ne connaît d’ailleurs même pas son âge), solitaire, celui qui n’est encore qu’un enfant s’apparente à un immense trou noir dans lequel se versent des épreuves qu’il ne devrait pas traverser sans soutien. Cette trajectoire douloureuse va en sus tragiquement s’entrechoquer avec celle de Warren, accusé à tort d’être le tortionnaire responsable de la mort d’animaux.


Les dessins de David Small, conçus sous forme d’esquisses, possèdent une puissance graphique telle qu’ils servent parfaitement la charge émotionnelle du récit. Et même si dans ses moments d’apesanteur, Dans la nuit noire perd un peu de son souffle, le roman graphique n’en demeure pas moins juste, et d’une extrême sensibilité, dans son traitement des doutes et douleurs inhérents à l’adolescence. Il se leste en plus d’une description sommaire du racisme ordinaire et d’une réflexion sur la fuite comme échappatoire (Bakersfield, la fugue, le suicide…). On appréciera aussi sa conclusion, à la fois logique et inattendue, renvoyant dos à dos l’adolescent en mal de repères et l’immigré déraciné.


Sur Le Mag du Ciné

Cultural_Mind
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le 21 avr. 2021

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