(Dé)rangée
5.4
(Dé)rangée

BD franco-belge de Manon Hénaux (Manon) et Greg Blondin (2023)

Quel Enfer cette dictature du développement personnel. En librairies, en bibliothèques, sur les réseaux sociaux, chez la bonne copine, vous avez quantité de personnes pour vous expliquer comment vous aider à aller mieux, par le biais de bons gros charabias et d’observations empiriques.

Les coachs/gourous/charlatans peuvent bien se moquer de ce que peut affirmer la science sur tel problème, sur eux leur solution a marché, sur d’autres aussi, alors sur vous aussi. Achète le livre, achète des cours personnalisés, achète et si ça ne marche pas sur toi, c’est que ça ne peut pas marcher sur tout le monde, ou que c’est peut-être ta faute. Une rhétorique insidieuse et sournoise, noyée sous le vernis des mots si positifs de « développement ».

Je peux comprendre que dans la merdouille dans laquelle on patauge, face aux angoisses que notre environnement ou notre esprit créent ou entretiennent, il soit tentant de trouver des solutions, des pistes, des apaisements.

Mais le développement personnel est devenu un avatar de plus du capitalisme et du libéralisme à l’américaine, insinuant que le problème vient de soi, que la solution est en chacun de nous, avec ce petit ton un brin accusateur voire méprisant que tout vient de sa personne, oubliant malicieusement toutes les contingences extérieures. Le public visé est ainsi responsable de son propre malheur, ce n’est pas la faute de la société pas du patriarcat pas d’un contexte familial oppressant, etc. Mais des solutions existent, si toi petite crotte tu veux t’en sortir, alors achète mon livre ou mes bougies parfumées au jasmin bio apaisé.

J’en fais trop ? Pas vraiment.

Et (Dé)rangée de Manon et Greg Blondin s’inscrit dans cette veine. A travers l’exemple de Fleur, elle veut montrer qu’il faut avoir le courage de prendre les bonnes décisions, de dissiper ses peurs, de s’éloigner des mauvaises personnes et autres préceptes faciles ici enchaînés avec une candeur désespérante.

La série repose pourtant sur une excellente idée, avec Line, qui est l’incarnation de la petite voix qu’on n’entend pas ou plus. Une ange gardienne flottante, immatérielle, présente pour aider Fleur ou en tout cas l’aider à trouver les bonnes solutions aux problèmes de la vie de la jeune femme.

Fleur qui est présentée dans le premier tome avec tous les problèmes possibles, un travail qui ne l’épanouit pas, une relation avec un ex toxique, des parents qui ne la comprennent pas, des amis qui profitent d’elle, et autres bagages bien chargés pour ses frêles épaules. Holala, la pauvre.

Heureusement Fleur peut compter sur Line, son alliée de bon conseil face aux doutes et aux renoncements de la vie, pour mieux lui souffler comment l’aider à devenir une meilleure personne. Encore faut-il qu’elle apprenne à vouloir l’écouter, qu’elle comprenne qu’elle doit changer, pour qu’elle retrouve le contrôle de sa vie.

Tout ceci est abordé avec une écœurante naïveté, sans véritables conflits, avec de belles évolutions, de belles rencontres, de beaux choix. Spoiler, Line va reprendre contact avec qui elle est, trouver facilement un nouveau travail, mettre de côté ceux qui lui font tort, etc. Ce premier tome fout la honte aux pires Happy End possibles.

Le deuxième tome aborde de nouvelles conséquences de ce changement d’esprit, avec le risque d’un certain égotisme, mais si cette suite est à peine moins culcul, elle reste tout de même extrêmement moralisatrice.

Fleur est d’ailleurs imbue de belles répliques, tandis que chaque chapitre est introduit avec une citation « engageante », faussement philosophique, avant tout culpabilisante. De celles à alimenter un carnet de citations «inspirantes » ou un fil Facebook sans imagination, mais en réalité exténuantes, affirmant ainsi au lecteur : « tes efforts d’aujourd’hui sont ta réussite de demain », « n’aie pas peur d’avancer lentement, aie peur de rester immobile », «  la distance entre les rêves et la réalité s’appelle l’action » et autres punchlines grassouillettes de sentiments prétendant faire réfléchir.

Après un certain nombre de lectures de bandes dessinées féministes, lire (Dé)rangée (ce titre !) s’apparente à un énorme retour en arrière. Des problèmes socioéconomiques, des différences entre les genres, ou autres raisons qui pourraient bloquer la révolution en action de Fleur, il n’en sera pas ou si peu question. Le problème vient de la jeune femme, de ses illusions ou ses renoncements et qu’elle doit accepter pour mieux changer de vie, afin de tracer un nouveau cadre de vie qui ne rencontrera guère d’obstacles, en tout cas extérieurs.

A qui s’adresse vraiment ces ouvrages ? Les dessins de Greg Blondin (avec Manon aux couleurs, claires et tranquilles) sont simples et lisibles, accessibles, avec une évidente inspiration du côté du Japon pour les expressions les plus exagérées. Ce n’est pas déplaisant, mais un peu facile, très lisse, avec bien sûr un chat (qui ressemble à un spitz, parce que). La série semble ainsi s’adresser à un public de jeunes femmes, qui ont un peu de mal à trouver leur place dans leur vie d’adulte.

La démarche de vouloir les aider serait louable, si la série n’était pas si moralisatrice, faussement inspirante, et animée par tellement de facilités d’écriture. C’est à la fois terriblement poli sur tous les recoins et en même temps sous la surface tellement problématique. Du bon gros et bête développement personnel intégré sous une forme fictionnelle, mais qui semble sous-estimer l’intelligence ou la capacité de nuances de son public, qu’il soit féminin ou masculin.

SimplySmackkk
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il y a 6 jours

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