D’emblée, on remarque le joli travail éditorial sur l’objet : grand format, couverture toilée, papier à fort grammage, autant d’éléments qui honorent le graphisme plaisant d’Aurélie Wilmet pour un ouvrage que l’on rangerait volontiers dans la catégorie « livre d’art ».

Il s’agit ici de la première biographie en bande dessinée consacrée à la célèbre photographe étasunienne Diane Arbus. Celle-ci, qui avait débuté dans les photos de mode, s’est bien vite lassée d’être au service de mannequins qui exhibaient leur beauté lisse dans les magazines chic sur papier glacé. Elle ne se sentait guère à sa place, elle qui était plutôt d’un caractère introverti et recherchait l’authenticité. Peu à peu, elle trouva sa voie avec le « photojournalisme », en photographiant notamment ces invisibles qui préféraient se réfugier dans l’ombre, ceux qu’on ne voulait pas voir parce qu’ils étaient différents, « laids » ou difformes, pas dans la norme, bref, hors des canons de beauté fixés par l’« intelligentsia » du monde de la mode.

La narration d’Aurélie Wilmet, bien que linéaire pour évoquer la vie de cette artiste, reste très aérienne. La partie textuelle ne fait qu’accompagner le dessin, sans être prédominante. Elle est disséminée à travers les pages, et souvent entrecoupée de séquences muettes et éthérées, proches de l’abstraction. On va donc suivre Diane Arbus dans son parcours sentimental et professionnel, qui tout au long de sa vie fut miné par le doute. Après moult tâtonnements, elle put toutefois mener ses projets à bien, sans savoir trop quelle forme ils prendraient au départ : « Je suis attirée vers autre chose, quelque chose de plus authentique, même si je ne sais pas encore quoi. »

Pour cette femme fascinée par l’étrangeté, « Freaks », le film de Tod Browning, fut pour elle une œuvre précurseuse « dans la représentation de l’étrange », tel un déclic qui l’incita à vivre son métier comme une vocation. C’est ainsi que, surmontant sa timidité, elle repéra dans un cirque l’homme qui allait contribuer à sa célébrité : Eddie Carmel, connu sous le nom de « géant juif », un doux géant dont Arbus disait aimer chez lui cette prestance et cette fierté « qui [montrait] qu’il ne se [laissait] pas abattre par la maladie et qu’il [tentait] de vivre comme il l’[entendait] ». Ses pas la guidèrent également vers des horizons divers : quartiers interlopes de New York et ses travestis, foyers pour handicapés… elle put s’en donner à cœur joie en fixant sur pellicule « la joie malgré une terrible adversité ».

Quant à sa vie personnelle, elle fut marquée par sa relation avec Allan Arbus, acteur et photographe également, et leur divorce ne l’empêcha pas de conserver longtemps des liens d’amitié avec lui, mais également sa liaison amoureuse avec Marvin Israël, un artiste-peintre américain. Souffrant d’une hépatite mal soignée, elle était rarement au sommet de sa forme et régulièrement en proie à la dépression.

Aurélie Wilmet parvient à nous immerger de belle manière dans une monochromie bleutée un rien mélancolique et épousant harmonieusement son trait minimaliste, suscitant chez le lecteur un sentiment apaisant. De façon pertinente, le bleu se mue en mauve pour les séquences digressives, qu’il s’agisse de rêves ou de rêveries…

« Diane Arbus – Photographier les invisibles » est une belle mise en lumière d’une artiste dont les clichés auront marqué l’Histoire du photojournalisme de la seconde partie du XXe siècle. De son vivant, Diane Arbus avait déclaré : « J’ai l’impression que la société n’est pas prête pour certaines de mes images. » N’aurait-elle pas été prise de vertige en observant les contenus diffusés aujourd’hui sur les réseaux sociaux, avec ces selfies exhibés par des « influenceurs » surfant sur des vagues de conformisme, où le fait d’avoir un corps « parfait » et un visage sans aspérités serait la seule option pour accéder à la reconnaissance universelle ?


LaurentProudhon
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il y a 3 jours

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