Et tu connaîtras l’Univers et les Dieux par Chro

Par Vincent Jung

Comment évaluer une bande dessinée dont le scénario est bancal mais dont le dessin et l’imaginaire déployés donnent lieu à de véritables moments de sidération ? Peut-on se contenter d’un bilan platement comptable, et considérer que seule la moitié du programme a été remplie ? Ce serait diviser par deux l’imaginaire, dans un dualisme facile et réducteur. Gageons au contraire que la valeur d’une BD tient plus au découpage des planches et des cases, à la profondeur ou à la transparence des perspectives, qu’à l’imitation des actions humaines pour former une histoire. Ou du moins qu’il est toujours possible de s’en saisir comme d’un média qui dépasse cette imitation et permet de travailler l’imaginaire à un autre niveau : non plus le théâtre des tragédies humaines, mais le lieu où l’image se noue à la signification. Seul un pari de ce type, où le dessin prime nécessairement sur l’histoire, permet d’apprécier …Et tu connaîtras l’univers et les dieux, le premier livre du Canadien Jesse Jacobs traduit en français.

Car, disons-le franchement, il est inutile de s’appesantir sur son scénario, qui est des plus dispensables : l’auteur y raconte comment une triade de dieux farceurs se font concurrence pour créer des mondes. Pendant que l’un, appliqué et brillant, crée un système parfait mais froid, un autre, apparemment moins doué, crée la terre et les animaux. Le premier est jaloux du succès du second, et sabote sa création en y installant l’homme qui souille tout et ne respecte rien. On assiste alors à un développement de mauvaise métaphysique, où se mêlent la compossibilité de Leibniz, le dieu trompeur de Descartes et la nudité de l’homme telle que pensée par Platon et Aristote. Mais jamais l’auteur ne nous fait voir les abîmes de cruauté et d’absurdité qu’ouvrent ces interrogations philosophiques. Tout se résout en une morale facile, entre admiration pour la richesse de la terre arrachée à la modestie de ses origines, et condamnation de l’homme, facteur de désordre et d’entropie. Rien là de bien excitant : l’aventure des origines est immédiatement désamorcée par un préjugé téléologique grossier, qui consiste à lire l’histoire par sa fin, et à retrouver dans son point de départ les éléments de notre monde contemporain. Il n’y a plus alors de place pour les méandres et les doutes d’une véritable interprétation : tout est mesuré à l’aune de la bienséance contemporaine, toutes les valeurs appartiennent à une morale factice – qui, aujourd’hui, ne s’inquiète pas de voir le monde disparaître face à sa maîtrise problématique par l’homme ?

Cependant, quelques planches et quelques intertitres du livre suffisent à sauver l’ensemble de la naïveté et à en faire, malgré tout, une réussite. C’est dire à quel point ces dessins-là sont enthousiasmants et donnent confiance dans le pouvoir de l’imaginaire développé par Jesse Jacobs. Tout au long du livre, il donne une place capitale à des représentations abstraites, où des réseaux végétaux forment des silhouettes humaines, où l’accumulation de particules élémentaires diffracte et recompose des figures nouvelles, où enfin des réseaux architecturaux se développent et configurent des univers. À chaque fois, la logique d’accumulation et de complexification croissantes perd le regard, que la séquence se charge de guider. C’est à la fois beau et passionnant, car la richesse de l’imaginaire rencontre la rigueur de la conception, jusqu’à ne faire plus qu’un. (...)

Lire la suite sur : http://www.chronicart.com/bandes-dessinees/et-tu-connaitras-lunivers-et-les-dieux/
Chro
8
Écrit par

Créée

le 26 mai 2014

Critique lue 302 fois

1 j'aime

Chro

Écrit par

Critique lue 302 fois

1

D'autres avis sur Et tu connaîtras l’Univers et les Dieux

Et tu connaîtras l’Univers et les Dieux
Chro
8

Critique de Et tu connaîtras l’Univers et les Dieux par Chro

Par Vincent Jung Comment évaluer une bande dessinée dont le scénario est bancal mais dont le dessin et l’imaginaire déployés donnent lieu à de véritables moments de sidération ? Peut-on se contenter...

Par

le 26 mai 2014

1 j'aime

Du même critique

Les Sims 4
Chro
4

Triste régression

Par Yann François « Sacrifice » (« sacrilège » diraient certains) pourrait qualifier la première impression devant ces Sims 4. Après un troisième épisode gouverné par le fantasme du monde ouvert et...

Par

le 10 sept. 2014

42 j'aime

8

Il est de retour
Chro
5

Hitler découvre la modernité.

Par Ludovic Barbiéri A l’unanimité, le jury du grand prix de la meilleure couverture, composé de designers chevronnés, d’une poignée de lecteurs imaginaires et de l’auteur de ces lignes, décerne sa...

Par

le 10 juin 2014

42 j'aime

Broad City
Chro
10

Girls sous crack.

Par Nicolas Laquerrière Girls sous crack. Voilà la meilleure façon de décrire Broad City, dernière née de Comedy Central (l'historique South Park, l'excellente Workaholics, etc), relatant les...

Par

le 4 août 2014

30 j'aime

1