Fire Punch
7.3
Fire Punch

Manga de Tatsuki Fujimoto (2016)

Dieu est un malade mental qui s'est immolé par le feu puis a baisé sa frangine

Tatsuki Fujimoto a le potentiel de devenir l'un des auteurs majeurs de l'industrie du manga actuelle. Sa vision du média, de ses codes et de la pop-culture de manière générale en font un créateur à part, désabusé mais passionné, réaliste mais romantique, fataliste mais humain.
Il nous prouve avec son premier titre, Fire Punch, sa radicalité et son désir de retourner comme des chaussettes nos repères de simples lecteurs.


Fire Punch est avant tout un manga qui nous ment. Qui nous induit en erreur, met tout en scène et essaye de nous faire croire que tout est vrai. Fujimoto est un réalisateur prêt à tout pour manipuler son public, comme son avatar au sein de l’œuvre, Togata, l'exprime très régulièrement.
Tout dans le manga respire la fausseté, l'artifice digne d'un film hollywoodien du dimanche. Les personnages sont des figures classiques et ressassées des milliers de fois (la sœur, l'innocent, la guide, le méchant, la rivale...), mais qui jouent tous un rôle, ne sont jamais entièrement eux-mêmes. Sans le vouloir, ils sont tous des acteurs, tous des gens à plusieurs facettes : Une sœur qui n'en est pas vraiment une, un méchant pas si méchant que ça, une femme qui n'a jamais voulu l'être, un croyant qui veut être un prophète... Et bien sûr, un héros qui n'en est pas un.


Car Agni, le personnage principal, à l'instar de Denji le héros de Chainsaw Man, s'avère n'être un héros que parce qu'on lui a accolé ce rôle bien malgré lui. Agni est Fire Punch, le justicier, le sauveur, le dieu, incapable de mourir à cause de son pouvoir de régénération surhumain et capable de tout détruire grâce aux flammes qui le recouvrent d'un simple contact. Un dieu qui n'en demandait pas tant, lui qui ne voulait qu'assouvir une vengeance très bas du front et se découvrira un sens du devoir presque par accident. Agni tentera donc de devenir le dieu qu'on attend de lui, mais s'avèrera incapable de faire ce qui est juste. Un fou devenu un dieu, un dieu devenu un monstre.


Car que se passe-t-il après la fin du film, après la scène de triomphe des héros contre les méchants ? On ne sait pas, le générique nous empêche de voir la suite, mais le film se conclue sur une image d’Épinal de la victoire du bien contre le mal, donc ça veut dire que tout ira bien, non ? Fujimoto nous laisse penser que non. Ses acteurs abandonnent leurs rôles, redeviennent eux-mêmes, mais la caméra, elle, refuse de s'arrêter de tourner. Le monde de la fiction continue de vivre bien malgré nous, et nous donne à voir le sort qui attend nos héros triomphants. Qui sont-ils en réalité ? Des fous-furieux meurtriers, des monstres qui ont fauché des vies innocentes pour atteindre leurs buts, qui se parent des vertus de justice, d'équité et de générosité, mais qui s'avèrent incapables d'aller au-delà de la simple bourrinnade stupide pour construire une communauté et assurer la subsistance des faibles. Être un héros ne fait pas nécessairement de vous un chef.
Fujimoto s'amuse ainsi des codes du postapocalyptique, qu'il tord dans tous les sens jusqu'à complètement détruire le manichéisme propre aux œuvres du genre. Les gentils, aussi bien intentionnés soient-ils, sont amenés à commettre des atrocités au nom du bien qu'ils pensent défendre et les méchants, si condamnables soient-ils, défendent un idéal, une patrie, une idée. Comme le dit l'expression consacrée : "Chacun a ses raisons". Toutes ne se valent pas, Fujimoto en est conscient, mais est-ce une raison pour coller arbitrairement à chacun un rôle de gentil ou de méchant ? La vie n'est qu'une question de rôles : celui ou ceux que l'on se donne, ceux qu'on refuse, ceux qu'on appose aux autres ou que les autres nous apposent. L'image qu'aura l'autre de moi est tout aussi légitime que celle que j'ai de lui, car personne n'a vraiment raison de croire que tel rôle devrait être confié à tel autre, car au fond, nous restons tous de parfaits ignorants, des spectateurs aveugles d'un film sur lequel nous n'avons qu'une emprise toute relative.


Il faut bien comprendre quelque chose : Fujimoto n'est pas un cynique, c'est un rationnel. Pour lui, bien et mal sont des concepts naïfs qu'on peut facilement magner en fiction pour créer de chouettes histoires, mais dès qu'il s'agit de les appliquer en réalité, il leur oppose un réalisme social, psychologique et théologique glaçant, nous rappelant que rien n'est unidimensionnel, que le bien et le mal sont bien souvent affaire de point de vue. C'est pour cela que malgré tout ce qu'il leur fait subir, il s'avère incroyablement amoureux de ses personnages, tous fous, incompétents, idiots, psychotiques voire carrément criminels, mais terriblement attachants. De grands enfants perdus, qui tentent vainement d'occulter les atrocités qu'ils commettent, se voilent la face pour ne pas sombrer dans la folie. Fujimoto a beau décrire Agni comme la pire des ordures, il continue de l'aimer, de chérir ce grand dadais pas assez bête pour son propre bien, de lui vouloir le plus grand bien malgré un amour incestueux qui aliène le personnage. Il aurait été facile pour l'auteur de simplement mépriser tous ses personnages, de les juger comme de pauvres abrutis incapables et criminels, et pourtant, chose encore plus difficile, il s'y refuse. Il s'accroche à eux et les aime en dépit du bon sens. Après tout, est-ce qu'un père peut cesser d'aimer ses enfants même après qu'ils aient commis le pire ?
Fujimoto est à n'en pas douter un auteur romantique dans le pur sens classique du terme. Rêveur et passionné, jugeant le monde et ceux qui l'entourent grâce à une boussole morale détraquée mais lucide, mais destiné à faire subir à ses petits protégés les pires outrages au nom de l'histoire.


Ce que Fire Punch décrit en sous-texte, c'est la mort d'une certaine forme de pop-culture. Cette culture populaire nous ayant offert des trésors d'inventivité, des chefs-d’œuvre filmiques, littéraires, musicaux et vidéoludiques. Une culture qui pourtant est en phase terminale d'un cancer. Dévoyée, elle a perdu sa mission première d'apporter le divertissement et la paix de l'âme de ses spectateurs, pour devenir bien malgré elle l'objet d'un culte dément. Batman, Marty McFly, Naruto, Luke Skywalker, Astérix, Lara Croft,... Des milliers de noms, tout autant de visages et de vénérations qui frôlent le fanatisme le plus alarmant. Il ne se passe pas une semaine dans notre monde moderne sans qu'une nouvelle annonce concernant un produit pop-culturel ne suscite des réaction épidermiques, insensées, disproportionnées : Le nouveau Superman est bi ? Quelle horreur ! Tu n'as pas aimé [insérez le dernier shonen "mature" à la mode] ? Ferme ta gueule ! Des noirs dans le Seigneur des Anneaux ? Blasphème !
"Blasphème", c'est le mot. La pop-culture moderne est une secte, Netflix, Crunchyroll et Spotify sont ses temples, et nous sommes tous ses adeptes, même sans le vouloir. C'est le secret que Fujimoto nous dévoile au travers d'Agni, qui d'un simple revanchard sans ambition sera transformé par Togata en un véritable super-héros de façade, avec costume, répliques et ennemis tout désignés. Une figure mythologique post-moderne (c'est le cas de le dire dans un monde postapocalyptique) qui suscitera l'admiration chez les innocents et la crainte chez les coupables. Et de l'admiration, nous passerons à la véritable vénération, avec toutes les dérives que cela implique. Je n'en dirai pas plus pour ceux qui n'ont pas lu le manga, mais disons qu'être un dieu malgré soi n'est pas vraiment une bonne idée, surtout lorsque, comme on l'a dit, l'objet de culte s'avère être autant un sauveur généreux qu'un Antéchrist psychotique, mais au final n'aurait aimé être qu'un gentil grand frère sans ambition. Un acteur complet, en somme.


Si vous avez aimé Chainsaw Man, lisez Fire Punch. Si vous n'avez jamais lu Chainsaw Man, lisez-le puis lisez Fire Punch, afin d'être préparés au style si particulier de Tatsuki Fujimoto. Vous passerez ainsi du Réquiem de la formule du Jump à l'assassinat en règle de la pop-culture. Une boucherie insolite, démesurées et démente, qui a su en dire plus long sur nos habitudes de consommateurs de produits culturels de masse, sur notre bêtise collective qui n'a su engendrer que des monstres, de la souffrance et des larmes pour absolument que dalle ! Pour des films stupides que nous aurons tous oublié au bout de 2 semaines, pour des manga sans consistance et des comics que nous ne lirons de toute façon jamais. Tatsuki Fujimoto nous regarde droit dans les yeux et nous demande simplement : "Tu as vraiment foutu tout ce bordel pour cette connerie ?"
Un vrai petit punk.


Critique de Chainsaw Man : https://www.senscritique.com/bd/Chainsaw_Man/critique/214990402

Arkeniax
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le 23 févr. 2022

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