"I want to tell myself back then I wasn't wrong"
La plupart des gens éprouvent pour la bande-dessinée un mélange d’attrait et de mépris. Les bd-istes et bd-philes de tous poils savent à quel point il est difficile de faire comprendre la richesse et la valeur artistiques des bandes-dessinées. De même, on parle souvent en littérature du cloisonnement des gens, et de la hiérarchisation de ceux-ci : ainsi, la poésie et le roman sont des genres nobles, mais la littérature fantastique ou policière ne vaudrait pas la peine d’entrer au panthéon littéraire. « Ce n’est pas la même chose », affirmeront les convaincus.
Le monde de la bande-dessinée souffre exactement des mêmes maux, mis à part que, art plus jeune, chaque catégorie estime qu’il est temps pour elle d’assurer et de promouvoir non-seulement son existence et sa valeur, mais encore sa supériorité par rapport aux autres productions.
Le manga souffre en Europe d’un gros apriori de la part des « connaisseurs », et d’un engouement de la part des « jeunes ». Il y a pas mal de théorie à ce sujet : coût réduit par rapport aux séries littéraires, facilités des sujets abordés, formalisation des genres, et publics ciblés de manière dix fois plus poussée, autoréférences, adaptation en animé, phénomène de mode, etc.
Vu par les conaisseurs, il y a sensiblement un problème au niveau de la stéréotypification, une extrême commercialisation, une limite dans la liberté de l’auteur (souvent limité non pas à son imagination, mais aux limites de la sous-catégorie à laquelle il appartient), auxquelles on peut ajouter la violence, l’érotisation extrême (bien qu’elle soient également typiques de toute autres formes de BD)
Ok, c’est bien beau, tout ça, mais où-est ce qu’on va et quel rapport avec ce manga en particulier ?
Et bien, pour moi, un des intérêts de Genkaku Picasso est l’importance et l’intérêt accordé au dessin, en tant que sujet, et que vecteur social à la fois. A la fin de la lecture, il m’a encore donné envie de ruer dans les brancards, en me rappelant pourquoi j’aime la BD, et pourquoi je dessine.
L’ouvrage n’est pas un manifeste à proprement parler. Le sujet de l’ « artiste » y est pourtant abordé sans détour, à la manière d’un souvenir d’enfance de l’auteur, en demi-mot, et qu’il souhaiterait extérioriser. (Et c’est sur une note d’auteur qui va dans ce sens que se termine l’ouvrage).
Hikari, dit Picasso, fait partie de ces fous qui ont l’orgueil et la folie de se revendiquer « Artistes ». Il vit étonnamment mal sa vie de lycéen, notamment parce que le centre de sa vie, son art, est considéré par tous ceux qui l’entourent comme un « talent ». Un gros talent. Mais un talent amusant, qui sert uniquement à les divertir, pas du tout un travail, pas du tout un cheminement. C’est quelque chose qui suscite chez les autres un intérêt extrêmement temporaire, ressenti par Hikari comme une marginalisation, une forme d’excuse pour sa non-intégration.
Le manga le met en scène plein de rage, et complètement fermé sur lui-même. Et toujours au travail. Il est idéaliste, mais il se donne également les moyens d’aller où il veut, sans se laisser atteindre par le moindre compliment.
A le lire, c’est ce que j’ai ressenti principalement, dans ce manga : le travail de l’auteur. Un travail qui va dans le sens d’une narration extrêmement bien huilée, et maniant les codes du « manga » tel qu’on le connait avec aisance, tout ce qui fait le sel et l’essence du manga : une exacerbation des sentiments, une quête spirituelle forte, de l’émotion, et sans doute une part du fan-service, discrète toutes fois, des chara-design stylisés et élégants et un univers spirituel riche.
Ce n’est pas tout. Il y a aussi une recherche dans la narration à titre formel extrêmement poussée, autant dans les mises en abîme que dans les mises en pages, dans les propos de l’auteur. La clarté incroyable, et le niveau de certains dessins, la richesse des références, et l’introduction d’informations dans les domaines de l’Art, au sens technique, mais aussi dans sa finalité m’a énormément impressionné. Genkaku Picasso présente un travail qui joue avec tous les codes du manga classique, tous les clichés du manga classique.
En effet , suite à un concours de circonstances que vous dévoilera l’intrigue, ce pauvre gamin acquiert la possibilité de percevoir et de dessiner les névroses qui rongent l’esprit des gens, de s’immerger dans leur monde intérieur, et de les en guérir . Forcément, il est obligé d’aider ses semblables, non parce qu’il en a envie, mais parce que sa propre vie en dépend.
A priori, c’est une vision plutôt classique, connue et utilisée dans de nombreux manga, shojo ou shonen. Le fait est que l’auteur s’embarrasse d’énormément de subtilités pour le faire, et qu’aucun des dessins symboliques ne répond à une interprétation évidente.
Les personnages présentés dans la classe du jeune homme suivent également cette trame, ils correspondent tous à un cliché d’élève (la fille-mannequin, la rebelle silencieuse, le ténébreux, l’élève populaire, l’otaku, etc) qu’ils détrompent systématiquement.
Les personnages ne sont pas tous bouleversants, les problèmes de certains peuvent paraître complètement débiles ou absurdes au lecteur comme au héros - c’est souvent le cas, quand on dévoile un problème qui nous dévore littéralement, et qu’un interlocuteur balaye d’un « ce n’est pas grave, ça »- alors que d’autres, au contraire, nous vont droit au cœur, par leur vécu ou leurs aveux. Chaque personnage est brossé avec une délicatesse et une psychologie que je trouve très rare, et rien que ce fait hisse Genkaku Picasso parmi les meilleurs mangas que j’aie pu lire.
On les découvre un par un, sans les abandonner, sans que l’histoire du héros en soit profondément bouleversée, sans qu’il se mette à désirer des amis plutôt qu’une perfection graphique. Au contraire, Hikari continue d’affirmer assez clairement qui il est, un dessinateur acharné, qui n’a besoin de personne, ni des critiques des autres, ni de dessiner pour eux.
Une des deuxièmes lectures qu’on peut faire de ce manga, c’est tout simplement de parler de la difficulté pour un auteur d’être en parfaite immersion et compréhension de ses personnages, de les créer non seulement physiquement, mais aussi mentalement, dans toutes leurs beautés et leurs horreurs.
Mais l’empathie est autant un trésor qu’une malédiction. Comment supporte-t-on de tout comprendre, ou de pouvoir tout mettre en scène ? Faut-il puiser en soi toutes les peurs et tous les espoirs qu’on possède ? Que reste-t-il de soi, si, le cas échéant, ni les professionnels ni le public y est sensible ? Faut-il se documenter à l’extrême, rencontrer le plus de gens possible, comme dirait Arthur Rimbaud dans sa lettre au voyant, que l’auteur « se fasse voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ; cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, - et le suprême Savant ! »
Comment s’en sortir indemne ? Pourquoi s’imposer ça volontairement, sachant qu’en plus « on ne vit pas de son art ». Hikari le dit lui-même, lorsqu’il aborde le choix de ses études « Je n’aurai pas de travail, je serai peintre », et ne peut répondre de sa subsistance, faute de reconnaissance de la part du public. Pourquoi, alors que ça peut être à ce point douloureux, que ça nous prend autant de temps, que ça nous écarte de toute vie sociale ? Jusqu’ à quel point vivre rend l’Art meilleur ? Est-ce que pratiquer le dessin peut rendre notre vie meilleure ? Est-ce que cette pratique peut nous détruire ?
Pourtant, Genkaku Picasso est un manga profondément optimiste, sur toutes choses. Cela tient dans le fait qu’imperceptiblement la situation s’améliore, que chaque problème trouve sa solution, suivant comment on le regarde et comment on l’aborde. Surtout, dans le cas du personnage, son art finit par le porter non pas à la rencontre des autres, mais parmi eux, tout comme l’auteur, lorsqu’il rencontre une personne qu’il a pu toucher avec son travail.
« Lire (qui peut être étendu à « voir») et « créer » sont deux actes cathartiques forts, autant libérateurs que blessants, tout dépend des sensibilités. Fermer un livre, tout comme terminer un travail, c’est en faire, en quelque sorte, un petit deuil, une place spéciale dans notre cœur, aussi, qu’elle soit du côté de l’affection ou de la rancœur.
En achevant ma lecture de Genkaku Picasso, j’avais envie de créer, de donner envie de créer et de transmettre un peu de l’émotion et de la force que l’auteur de ce manga m’a donné, de creuser les sujets qu’il m’a donné à réfléchir. J’étais touchée, j’ai eu envie de rendre hommage et de partager.
J’espère en tous cas que mes mots maladroits vous auront donnés envie de découvrir cette BD brillante, et la narration impeccable et surprenante de Usamaru Furuya. Elle est drôle, elle est grave, elle est touchante, elle est légère: elle vaut la peine.