Le thème des yeux : les écailles sont tombées de mes yeux.

Il s'agit du troisième tome d'une série complète en 15 tomes. Il faut impérativement avoir commencé par le début de l'histoire, c'est-à-dire le premier tome. Ce manga est en noir & blanc, écrit et dessiné par Hidéo Yamamoto. Cette édition se lit dans le sens japonais, de droite à gauche.


Après la confrontation avec le yakusa, Musumu Nakoshi est retourné dormir dans sa voiture. Au matin du troisième jour, il est réveillé par la sonnerie du téléphone portable que lui a confié Manabu Ito, ce dernier se trouve juste à proximité de sa voiture, pas content de la désertion de Nakoshi. Dans le premier tiers de ce tome, Nakoshi et Ito prennent à nouveau leur petit déjeuner dans le restaurant panoramique de l'immeuble d'en face. Ito explique à Nakoshi le concept d'homoncule sensoriel, basé sur la notion de somesthésie. Ensuite, afin de tester les capacités de Nakoshi, Ito l'emmène dans une clinique psychiatrique pour qu'il regarde (de son œil gauche) des patients.


La deuxième moitié du tome est consacré à une autre observation. Ito emmène Nakoshi dans un établissement "Live seller" où des adolescentes prennent des poses derrière une vitre sans tain, contre rémunération. Ito choisit la numéro 1775 et demande à Nakoshi à quoi ressemble son homoncule. Il la voit comme un être de sable sec.


Ce troisième tome commence par ce qui est en passe de venir un rituel. Ito annonce le thème de son maquillage autour des yeux (ce jour : les écailles sont tombées de mes yeux), puis ils vont prendre un petit déjeuner. Yamamoto explique alors ce que perçoit Nakoshi par son œil gauche, en ponctuant ses phrases par des claquements de doigts (un de ses tics). Yamamoto développe le principe de perception sensorielle, comment nos sens captent des impressions et des éléments qui ne sont pas verbalisés, mais directement assimilés ret interprétés par notre cerveau. Il prend comme exemple l'observation du comportement global d'un individu (gestes, expressions, décalage entre le ton de la voix et les paroles, etc.) qui permet à l'observateur de se faire une idée sur son état d'esprit, au-delà de ce que disent ses paroles.


Yamamoto expose avec clarté le concept de somesthésie : un ensemble de sensations ressenties par un individu, sensations élaborées à partir des informations fournies par ses récepteurs sensitifs. Ainsi les homoncules perçus par Nakoshi sont la traduction visuelle des informations que lui transmettent ses récepteurs sensitifs (mécanorécepteurs du derme et des viscères, fuseaux neuromusculaires des muscles, fuseaux neurotendineux des tendons, plexus de la racine des poils, etc. - Source wikipedia).


Loin de l'affrontement basique du tome précédent, Yamamoto propose une base scientifique à partir de laquelle il a extrapolé les capacités de Nakoshi, explication logique qui tient la route. Cette explication se déroule en même temps que Nakoshi observe les autres consommateurs (avec son œil gauche) pour illustrer et corroborer les propos d'Ito. Ce dernier explique également pourquoi Nakoshi ne perçoit l'homoncule que d'une personne sur deux (là encore avec un argument logique et pertinent). Cela permet également un petit développement sur l'apparence opposée à l'essence, et un développement plus concret sur l'obligation pour l'individu en société, de projeter une image différente de ses préoccupations réelles. Yamamoto prend un bel exemple d'un jeune homme discutant de manière affable avec une jeune femme, alors qu'Ito lit son langage corporel comme celui d'un dragueur uniquement intéressé par la relation sexuelle.


Ito continue de guider Nakoshi dans les tests de ses capacités. La deuxième moitié du tome s'avère beaucoup moins inoffensive que la première. Cette fois-ci, Yamamoto confronte Nakoshi à un comportement toléré par la société japonaise, mais malgré tout considéré comme déviant. Il ne s'agit plus d'une simple analyse dans laquelle l'apparence de la jeune fille est à l'opposé de ce qu'elle est vraiment, mais d'une étude de caractère complexe sur la façon dont l'individu s'adapte aux normes sociales. Yamamoto décortique avec adresse comment les règles de la vie en société façonnent l'individu, le contraignent à son insu, voire avec son consentement inconscient. Le récit devient assez malsain dans le rapport de force qui s'installe entre cette jeune fille (un simple numéro) et l'ascendant qu'Ito a sur elle du fait de ce Nakoshi a décodé de son comportement.


Le lecteur est même placé dans la position de voyeur, aux côtés de Nakoshi et Ito regardant cette adolescente prendre des poses suggestives, en tenue d'écolière. Ce voyeurisme devient vite inconfortable et même écœurant quand Nakoshi rend visible l'homoncule de 1775. Il devient malsain quand Nakoshi et Ito suivent la demoiselle à son insu dans la rue, comme des prédateurs aux intentions néfastes.


La nature des différentes séquences permettent au talent graphique d'Hidéo Yamamoto de s'exprimer à nouveau. Il régale le lecteur avec ces visions de la ville, toujours aussi minutieuses et précises, tout en restant lisibles. La lecture des mangas comprend une forme de curiosité pour une autre culture (pour un lecteur occidental), ici pleinement satisfaite par cette dimension touristique. En particulier, c'est un vrai plaisir que de pouvoir parcourir les rayonnages du convini dans lequel la demoiselle s'apprête à chaparder des articles.


La capacité de Yamamoto à rendre une conversation visuellement intéressante est toujours aussi épatante. Il alterne les têtes en train de parler, les champs et les contrechamps, avec des détails sur le mouvement du visage, sur le mouvement des doigts, avec le regard d'un interlocuteur qui s'égare sur un paysage (une vue de la ville) ou un convive à une autre table, etc. Yamamoto tire profit du nombre élevé de pages d'un manga pour prendre le temps de transcrire ces petits gestes involontaires qui en disent long.


Avec la deuxième moitié du récit, le lecteur prend conscience de la capacité de Yamamoto à créer des images dérangeantes. La forte capacité d'adaptabilité sociale de la demoiselle se traduit par un homoncule en sable sec, aisément déformable, prenant la forme de la contrainte sociale qu'elle doit respecter. En plus de l'analyse pénétrante du mode comportementale de cette personne, Yamamoto transforme une séance de voyeurisme réprouvé par la morale occidentale (elle est mineure, elle n'a que 17 ans), en une révélation visuelle. Le lecteur voit comment l'esprit de la jeune fille s'accommode de ces positions dégradantes, et il voit également la comment elle se joue de la pulsion des observateurs, échappant au rôle de victime dominée. Il est hors de question de révéler comment Yamamoto le dessine, mais le lecteur occidental éprouve un mouvement de recul devant ces images exprimant la perversion sous-jacente de cet acte. En se rendant dans cet établissement "Live seller", Manabu Ito a pour objectif de débusquer un homoncule de nouvelle génération, de dépasser le simplisme basique de l'homoncule du yakusa. Pour le lecteur, l'objectif est atteint, au-delà de ce qu'il pouvait souhaiter.


Avec ce troisième tome, Hidéo Yamamoto semble libéré des lieux communs (point de passage obligé du tome précédent), et la narration prend son envol vers des territoires peu confortables. Il aborde la dichotomie de l'être et du paraître dans le cadre normatif du comportement social, tout en dépassant une dualité basique (la réalité intérieure n'est pas juste l'opposé de ce qui est visible). Il intègre une dimension psychanalytique (le retour du refoulé, pour reprendre la terminologie de Freud) qui dépasse également une dualité basique conscient / inconscient. Ses dessins font prendre corps à ces concepts avec une aisance et un naturel confondants. Yamamoto sonde la nature humaine avec habilité, sans fard ni remord ; il fait tomber les écailles des yeux du lecteur.

Presence
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le 26 janv. 2020

Critique lue 80 fois

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