Il s'agit du sixième tome d'une série complète en 15 tomes. Il faut impérativement avoir commencé par le début de l'histoire, c'est-à-dire le premier tome. Ce manga est en noir & blanc, écrit et dessiné par Hidéo Yamamoto. Cette édition se lit dans le sens japonais, de droite à gauche.


Ce tome reprend à l'instant même où s'est terminé le précédent, avec le terrible constat "installation terminée". La première moitié est consacrée à la fin de cet affrontement ignoble dans la voiture de Nakoshi. Alors qu'il a violé Yukari, il constate que son homoncule raconte une autre histoire, met en évidence que le rapport de force n'est pas celui qu'il croit. Nakoshi découvre également la coupure que Yukari s'est auto-infligée. Enfin ils sont surpris dans leurs ébats dans la voiture par un voisin.


Dans la deuxième moitié, Musumu Nakoshi constate que son homoncule a à nouveau été contaminé par celui de l'individu auquel il s'est confronté. Une partie de son homoncule est maintenant constitué de minuscules lettres, faisant ressembler sa jambe à du sable. Nakoshi repart contempler l'océan. Puis il s'en retourne au campement de SDF après avoir déposé sa lettre de démission dans son ancien bureau dans une tour.


Alors que le lecteur pensait bêtement avoir passé la partie la plus éprouvante de la séquence, Hidéo Yamamoto développe encore l'affrontement d'égos entre Yukari et Musumu. Chacun à leur manière, ils découvrent l'autre, s'immiscent dans son territoire psychique personnel, essayent de le coloniser. Le dispositif des homoncules renforcent l'aspect visuel de ce développement personnel très violent d'un point de vue psuchologique, insistant sur le bras mécanique tout en force de Nakoshi, et sur l'intrusion suffocante de Yukari.


Dans cette phase du récit, le lecteur constate que Yamamoto utilise la richesse de sa métaphore visuelle (les homoncules), en exploitant toutes les facettes de celui de Yukari. Son homoncule de sable peut aussi bien perdre sa forme, qu'en prendre d'autres, que se transformer en sable mouvant, etc. Chacun à leur manière, Yukari et Musumu semble vouloir conquérir l'autre, mais aussi s'en nourrir, tout en défendant sa propre substance, sa propre intégrité psychique. Cela donne lieu à une scène encore plus éprouvante quand Musumu écarte les lèvres de la blessure de Yukari, et lèche son sang (son fluide vital) qu'elle va chercher à reprendre dans sa bouche. Les saccades des gestes (amplifiées par l'exigüité de la voiture) confèrent une urgence visuelle insoutenable à ces actes déviants.


Dans la deuxième partie, le lecteur découvre un pan de la vie antérieure de Musumu Nakoshi : quel métier il a exercé, quel niveau de vie il pouvait avoir. Le lecteur prend plaisir à en apprendre un peu sur le personnage principal de la série (il s'agit quand même du sixième tome). Bien sûr, il garde à l'esprit les actions effectuées par Nakoshi dans les tomes précédents, et il se dit qu'il va trouver une réponse à son comportement. Évidemment, le récit de Yamamoto ne fonctionne pas comme ça.


La spécificité du récit d'Hidéo Yamamoto réside dans sa capacité à immerger le lecteur dans les sensations et l'état d'esprit des personnages. Il ne s'agit pas d'une analyse clinique, il s'agit d'une extraordinaire démarche pour faire exister les personnages. L'aspect superficiel des actions ne le satisfait pas, l'approche psychanalytique ne le satisfait pas. L'enjeu du récit est de connaître intimement les personnages.


Yamamoto a pour ambition de résoudre une problématique insoluble. Pour lui, chaque action d'un individu est l'aboutissement de tous les moments qui l'ont précédé, de la somme de ses expériences antérieures, or le récit ne peut que montrer des fragments de vie.


Yamamoto s'attache alors à montrer (par de simples dessins couchés sur une feuille de papier en 2 dimensions) comment l'individu ressent ces moments. Effectivement, chacun des propos de Nakoshi est chargé d'affect perceptible par le lecteur, un accomplissement exceptionnel pour un artiste quel que soit son médium. Le lecteur ressent ainsi le quotidien de Musumu Nakoshi en tant qu'actuaire. Il comprend ce qui a pu le déstabiliser : calculer la valeur vénale de la vie d'un homme pour évaluer les risques financiers de l'assureur. Il ne peut toujours pas le voir comme un héros du fait de ses comportements anormaux. Nakoshi a choisi de se mettre en retrait de la société normale pour des raisons qui restent à ressentir.


Le lecteur apprend donc quelques bribes d'informations sur le passé de Nakoshi, sur sa manière d'envisager la vie, sur la façon de fonctionner de son esprit (envisager ce qui l'entoure comme des équations complexes, par exemple le mouvement des vagues).


Chaque séquence devient une expérience sensorielle qui peut s'avérer d'une intensité à faire peur, ainsi qu'un questionnement philosophique. En particulier dans ce tome, l'importance des symboles et des signes grandit. Là aussi, Hidéo Yamamoto ne se contente pas d'un symbole répété régulièrement, ou décliné sous plusieurs formes. Il y a bien évidemment les homoncules qui incarnent la personnalité d'un individu. Ce tome accentue encore l'importance symbolique des fluides corporels (surtout le sang) et de leur ingestion, soit par un autre, soit par l'individu lui-même. Il est facile de reconnaître la position fœtale adoptée par Nakoshi lorsqu'il se jette dans la mer.


Hidéo Yamamoto pousse aussi l'utilisation des signes dans une autre direction, avec l'homoncule de Yukari dont les grains de sables sont en fait des lettres de l'alphabet (certainement des kanji dans la version originale). Le travail de traduction a été assez habile pour faire passer le concept philosophique de la relation entre l'objet et son nom, entre le réel et le langage. Yukari n'est finalement qu'un assemblage de mots, et peut-être même de graphèmes qui se recomposent en une forme différente en fonction des stimuli générés par son environnement.


Avec ce sixième tome, Hidéo Yamamoto immerge le lecteur dans un monde de sensations peu confortables, dans une quête existentielle sur la nature des relations entre individus, sur la façon dont l'individu se perçoit lui-même, sur les éléments constitutifs du soi. Cette quête est aussi vitale et primordiale que dérangeante et honnête.

Presence
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le 27 janv. 2020

Critique lue 84 fois

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