Ce sacré p’tit poussin rouge est un coq. Il en a plus dans le pantalon que nous tous réunis.

Ce tome est le premier d’une série indépendante de toute autre ; il s’apprécie mieux pour le lecteur ayant une connaissance superficielle de l’histoire du personnage Spirou. Sa parution initiale date de 2017 dans la collection Le Spirou de… dont il constitue le douzième tome. Il a depuis été rebaptisé comme étant le premier tome de la série Mademoiselle J. Il a été réalisé par Yves Sente pour le scénario, et par Laurent Verron (ancien assistant de Jean Roba, 1930-2006) pour les dessins et les couleurs. Il compte soixante-seize pages de bande dessinée.


En ce soir du 24 décembre 1959, les foyers sont en ébullition dans cette banlieue de Charleroi, comme partout ailleurs dans le pays. Dans leur voiture, Andrée, lui reproche à son mari Paul que chaque année c’est la même chose : il traîne, il traîne et ils arrivent presque en retard. Dans sa maison, la mère Christiane demande à ses enfants surexcités, Pierre, Marc et Marie, d’aller dans le salon, pour qu’elle puisse préparer le repas tranquillement. Finalement Andrée et Paul arrivent à l’heure dite, et l’oncle s’installe dans le fauteuil s’adressant à son gendre Hubert : visiblement ses enfants vont lui réclamer une histoire. Il se cale confortablement et il commence : cette histoire a débuté en 1929, un peu avant Noël. En tout cas, c’est que ce que lui a affirmé le steward de paquebot transatlantique qui lui a révélé ce récit. Avant tout il doit leur présenter quelques personnages-clés. Le premier s’appelle Henri de Santeloi. Il est le grand patron de la Compagnie Générale Transatlantique, la société qui gère les paquebots de luxe français. À Paris aux alentours du neuf décembre., il vient d’être convoqué chez les actionnaires privés de la compagnie, c’est-à-dire ses propres patrons. Ceux-ci annoncent au directeur général qu’il doit procéder à des licenciements afin de mieux rentabiliser leurs investissements.


Monsieur de Sainteloi rentre ensuite chez lui où il retrouve sa fille Juliette et sa gouvernante Thérèse. Le docteur De Lannoy vient de leur indiquer qu’elle va mieux, grâce à la vigilance de Thérèse qui lui fait prendre régulièrement sa digitaline. Elle regagne sa chambre avec la vieille dame. Resté seul avec le père, le docteur explique que l’insuffisance cardiaque de Juliette s’est aggravée et son intolérance à l’effort va s’accentuer. Il va falloir composer une nouvelle digitaline mieux adaptée. Pour autant, le grand air de la traversée transatlantique qu’envisage son père lui fera le plus grand bien. Il reste à trouver une nouvelle infirmière pour l’accompagner. En fin de matinée, monsieur de Sainteloi a rejoint le port où l’attend une foule d’ouvriers en colère, dirigée par un des contremaîtres des dockers, un certain Jean Druant. La négociation est houleuse et abouti à une impasse. Pendant que les délégués syndicaux réfléchissent à un nouveau plan de défense, monsieur de Sainteloi regagne Paris, où il va annoncer la bonne nouvelle du voyage à sa fille. Le cirque Marcoloni qui fait une tournée dans le nord de la France vient de s’installer en bord de Seine, à quinze kilomètres du Havre. En cette fin d’année 1929, la France n’est pas au meilleur de sa forme économique et le chapiteau est loin d’être plein. Surtout par ce froid ! Dans sa roulotte, le directeur du cirque affronte les contraintes les moins artistiques de son métier.


Mais qui est cette mademoiselle J., mis à part Juliette de Sainteloi ? Peu importe, le lecteur embarque à ses côtés à bord du paquebot Île de France pour une traversée transatlantique mouvementée. Deux passagers clandestins se trouvent à bord : Ptirou annoncé sur la couverture, et un saboteur syndicaliste. Le scénariste développe son intrigue autour du risque de survenance du sabotage, ou des actes de sabotage, de l’éventualité de les déjouer, du risque sanitaire pour Juliette si elle perd son flacon de digitaline, et d’une grosse tempête à l’horizon. Il articule son récit autour de plusieurs personnages : Henri de Sainteloi et sa fille Juliette avec son infirmière Oscarine Grandjean, le commandant en second, Charles Villedoit pilote d’avion, Ptirou et Werner un autre mousse de sonnerie, Jean Druant le contremaitre, le gros Max le maître de la des machines, le commandant Dumesnil, monsieur Dittre un passager, Tignace le responsable des crasseux, etc. Le lecteur remarque vite les caractéristiques d’écriture du scénariste : une approche factuelle et prosaïque, des expositions claires et un peu plates, des accroches d’une rare prévisibilité. Juliette doit prendre son médicament régulièrement : nul doute qu’il va être perdu pendant le récit… Et c’est ce qui arrive. Un hydravion est embarqué sur le paquebot : sûr et certain que Ptirou effectuera un vol à son bord… Et c’est ce qui arrive. Un personnage évoque un ring sur le paquebot, sûr qu’il y aura un affrontement dessus… Et, pas tout à fait. Le principe dramaturgique du fusil de Tchekhov est appliqué avec une constance rare.


En outre la densité de texte induit une lecture posée, en cohérence avec la manière de raconter de Paul. Les dessins racontent l’histoire de manière descriptive avec un bon niveau de détails de chaque case, à quantité égale avec les dialogues et les cartouches. L’artiste adopte un rendu entre des dessins tout public et une approche plus franche des dures réalités de la vie. Dans le premier registre, le lecteur remarque sa propension à affiner la silhouette de Juliette et à lui donner une tête plus grosse que la réalité anatomique. Les enfants font montre d’un enthousiasme que rien ne peut tempérer. Il aime bien dessiner des gueules à ses personnages ou au moins des visages très marqués ce qui crée un contraste très fort entre ceux des enfants et des adolescents et ceux des adultes. De temps à autre, il va exagérer une représentation ou un comportement évoquant les conventions visuelles des bandes dessinées pour enfant : le dérapage contrôlé de Charles Villedoit à bord de son bolide, la hauteur démesurée de la coque du paquebot, le passage d’un chat sur la rambarde du bastingage, l’entrejambe trop bas de la salopette du gros Max.


Dans le second registre, le lecteur se retrouve subjugué par l’attention porté aux détails, par la qualité de la reconstitution historique, par la composition des pages qui parviennent à ne pas paraître surchargée en texte, à maintenir un rythme de lecture agréable. Tout du long, l’artiste régale le lecteur par la consistance de ce qu’il représente et sa diversité : la table mise pour le repas de Noël, les ustensiles et les plats dans la cuisine, l’impression très réaliste donnée par les façades de Paris, par les installations portuaires du Havre, par la toile de tente du cirque, les différents véhicules d’époque, l’hydravion, les ponts et les coursives du paquebot, sa magnifique et gigantesque salle de réception, les salles des machines et leur obscurité, jusqu’aux machines de l’imprimerie à bord pour éditer chaque jour le journal du paquebot. La moyenne de cases par planche est de l’ordre de dix ou onze ce qui est assez élevé. L’intelligence des prises de vue fait que le lecteur prend plaisir à ce rythme posé pour pouvoir se régaler d’une case ou d’une bande : les enfants se précipitant à la fenêtre pour avoir arriver l’oncle et la tante, les ouvriers en venant aux mains avec la police, la mère de Ptirou se préparant pour son numéro de trapéziste, Ptirou échappant à des détrousseurs en faisant des acrobaties, Werner manquant de sa faire écraser par une automobile, une grue abaissant l’hydravion vers le pont supérieur du paquebot sous les yeux d’une foule compacte, les mousses dans leur bel uniforme rouge réunis sur le pont, les passagers prenant le soleil sur des transats bien alignés, Henri de Sainteloi et Juliette faisant leur entrée dans la grande salle de réception, etc. Une petite merveille de narration visuelle pas tape-à-l’œil pour un sou, tout en étant très soutenue, très riche et très élégante.


Le lecteur se laisse vite emmener par cette histoire entre un tout jeune adolescent enfant de la balle et une jeune demoiselle de bonne famille affligée d’une condition physique et âgée de quatorze ans. Les différents fils narratifs forment une intrigue dense et prenante, même si un par un ils peuvent s’avérer très prévisibles. Il a pris plaisir à plonger dans cette époque, à se laisser prendre par cette solide comédie dramatique sans effet de manche, et il reviendra pour connaître la suite de la vie de Juliette dans le tome deux se déroulant en 1938, et paru en 2020. Pour le lecteur un peu oublieux, les auteurs mettent les points sur les i dans les pages soixante-dix-sept à soixante-dix-neuf. Le steward s’appelle Robert Velter (1909-1991, surnommé Rob-Vel) et sa rencontre avec Ptirou l’inspirera pour la création du personnage de Spirou en 1938, avec son épouse Blanche Dumoulin (1895-1975) et son ami Luc Lafnet (1899-1939), après avoir fait ses classes de dessinateur avec Martin Branner (1888-1970) à New York. Verron réalise d’ailleurs un facsimilé de la planche dans laquelle Rob-Vel racontait la création du personnage. Le lecteur se souvient qu’à l’origine cet album s’inscrivait dans la collection Le Spirou de…, et c’est ainsi que Sente & Verron ont rendu hommage au personnage et à son créateur en développant l’anecdote que ce dernier racontait sur la genèse du petit roux, et reprise dans le livre La Véritable histoire de Spirou, de Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernault. D’ailleurs la séquence d’ouverture est un hommage à l'oncle Paul, personnage qui narrait chaque semaine dans l'hebdomadaire Spirou, les histoires vraies du passé pour l'édification des jeunes lecteurs. L’année 1959 de la séquence d’ouverture correspond à l’année de la première apparition de Boule et Bill dans le Journal Spirou.


Une couverture un peu déconcertante qui annonce une aventure se déroulant en 1929 sur un paquebot, c’est le cas, avec comme personnage principal une certaine Mademoiselle J. et en personnage secondaire une version de Spirou appelé Ptirou, c’est plutôt ce dernier qui a un rôle plus important. Les premières pages donnent le ton : une narration très posée du fait des dialogues abondants et d’une approche très terre à terre, sans oublier de nombreux éléments de contexte, les licenciements renvoyant incidemment au contexte de la crise de 29. Une narration visuelle dont l’apparence semble un peu terne du fait du choix de couleurs un peu passées et de petites cases sans panache. À la lecture, les sensations sont tout autres : un récit roboratif, choral, une belle reconstitution historique, une narration visuelle généreuse donnant du rythme à l’ensemble, l’artiste parvenant même à caser une planche dépourvue de tout texte (la trente). Autant un hommage docte qu’une intrigue savoureuse pour elle-même. Belle réussite.

Presence
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le 15 oct. 2023

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