Jimmy Corrigan
7.8
Jimmy Corrigan

Roman graphique de Chris Ware (2000)

IV) Jimmy Corrigan : vivre en retrait de la vie (série personnages et archétypes)

La figure du héros a évolué à travers le temps. Du héros monolithique, bon, droit et juste, nous sommes passé à l'anti-héros, plus sombre et complexe, et jusqu'à la figure du loser, très présente dans les années 90 et encore aujourd'hui. Le loser, c'est celui qui porte sur lui la poisse, la maladresse et qui va entouré d'une aura dépressive quasi constante. Au cinéma, Woody Allen en a fait son éternelle marque de fabrique. Il a envahi la culture de ces dernières années, plausiblement en réaction à ce héros monolithique (type Superman) qui persiste à rester présent et auquel beaucoup (moi le premier) ont toujours eu du mal à s'identifier.
L'un des représentant les plus marquants de cette figure est le double héros éponyme du roman graphique fou de Chris Ware paru en 2000 chez Pantheon Books, Jimmy Corrigan, the smartest kid on Earth. On suit dans les pages de celui-ci deux histoires parallèles : celle, de nos jours de Jimmy Corrigan, un grand et grassouillet bonhomme de 36 ans, maladroit, apathique, peureux et traînant toujours une langoureuse tristesse ; et celle d'un autre Jimmy, le grand-père du premier, encore enfant, des années plus tôt dans sa relation merdique avec son propre père. Jimmy, celui contemporain, grandira sans père ; son grand-père avec un mauvais père. Les deux personnages, comme portant une lourde « malédiction familiale », se ressemblent énormément.
Riche expérience de lecture, ces 380 pages laissent un goût étrange dans la bouche : que ce soit pour l'un ou l'autre des Jimmy (qui d'une certaine façon n'en sont qu'un), on assiste impuissant à leur non-vie. Si le petit Jimmy du passé tente encore quelques petits pas maladroit vers la lumière – mais vite refréné dans ses élans par son père – le grand Jimmy du présent, lui, a comme définitivement baissé les bras. Physiquement, il ressemble à un grand bébé déjà vieux ; un étrange paradoxe : ni vraiment né, ni vraiment mort.
Chacun des épisodes du récit le montre passif, las et se laissant porter par les événements et – surtout – les non-événements qui se placent sur sa route. Dans la série Ally McBeal de David E. Kelley, c'est le personnage de John Cage, pourtant à la tête d'un prestigieux cabinet d'avocats à Boston qui agit de façon semblable en amour : ainsi qu'il l'explique à son partenaire et ami, Richard Fish, il a décidé préférer aimer de loin. De la sorte, il évite les rejets et les échecs, il évite la souffrance. Mais ce faisant, ainsi que le lui rétorque Richard, il se coupe des expériences, il se coupe de la vie même.
Jimmy Corrigan est très semblable, mais en tout. En somme, il ne risque rien et se contente de rester spectateur désolé de sa propre vie pathétique.
L'autre grande figure du loser des 90'S est le personnage, bien qu'avec plus de mordant, de Daria Morgendorffer (développé par Glen Eicher et Susie Lewis de 1997 à 2002). Daria est une adolescente précoce, très – voire trop – intelligente. Elle s'en trouve clairvoyante au sujet du monde dans lequel elle vit et de ceux qui l'entourent, prompte à débusquer toutes les mascarades que nous jouons au quotidien. Pour s'en tenir loin, elle se drape dans une attitude de cynisme et d'ironie.
Alors que la série part sur des bases très caricaturales, qui pourraient piéger chaque personnage dans son rôle de façon définitive, nous rangeant du côté de Daria, à penser que nous ne sommes entourés que d'idiots, de saison en saison le récit voit les rapports entre les différents personnages montrer toute leur complexité : l'on comprend que derrière l'attitude de Daria se cache une peur terrible de s'ouvrir à l'autre, la distance qu'elle maintient est alors plus une protection qu'autre chose. Protection lui évitant toute déception de la part d'autrui. Et doucement, par petites touches subtiles, cachées sous l'apparente mascarade caricaturale qui continue, ses rapports avec sa sœur superficiellement superficielle (mais moins idiote et égocentrique qu'elle y paraît), ses parents, ses camarades au lycée, sa meilleure amie ou dans ses relations amoureuses, ces rapports changent.
Avec elle, le spectateur brise son rapport très adolescent moi-contre-le-reste-du-monde. Avec elle notre propre regard et nos a priori sont bousculés. Nous nous ouvrons à la complexité du monde et des êtres qui nous entourent. Avec elle, nous remettons un pied dans la vie.
Si la transformation de Daria se fait petit à petit, et si l'on peut l'observer, épisode après épisode, s'ouvrir doucement aux autres, le chemin de Jimmy Corrigan est fichtrement plus lent et laborieux. En somme, le seul moment laissant entrevoir un léger espoir est une scène à la toute fin du livre. Dans l'open space où travaille Jimmy, débarque une nouvelle recrue, une jeune femme rousse, ronde, expressive, Tammy. Le hasard la fait se trouver dans le box juste en face de celui de notre maladroit héros. De façon naturelle et spontanée, elle se présente, parle beaucoup, et surtout évoque l'idée d'aller dîner dans un restaurant chinois avec Jimmy. Toute la tension du défi que propose sans le savoir Tammy à Jimmy est contenue dans ce moment, cette seule case, où la jeune femme tend sa main : Jimmy va-t-il répondre au geste, à l'invitation ? Va-t-il tendre à son tour sa main, serrer celle de la jeune femme ? Va-t-il faire ce pas vers la vie ?
Chaque jour, la vie nous propose de la rejoindre. Chaque rencontre, chaque hasard est une main tendue. À nous de la saisir ou de rester bien au chaud dans notre petit confort, nos petites habitudes, en retrait là où tout est plus simple. Là, regarde, n'y a-t-il pas une main tendue vers toi ? Que vas-tu faire ?


Gemme : Ego / Lanternes : Compassion

Iamgroot
10
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Créée

le 5 mars 2017

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Iamgroot

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