Le titre donne une indication qui sous-tend l’essentiel de la première des cinq parties de ce volumineux et ambitieux roman graphique. On se doute rapidement que l’accident de chasse dont il est question dissimule une vérité complexe.


L’accident de chasse est l’explication donnée pour expliquer son infirmité, par un aveugle nommé Matt auprès de sa famille. Mais sa belle-mère le traite de menteur et l’époque est celle où Al Capone accédait à la notoriété comme gangster à Chicago. On apprend en fin de volume que les auteurs proposent ici leur version d’une histoire vraie, celle d’un homme lié à la pègre qui fera des années de prison avant d’établir une relation privilégiée avec son fils. Si la première partie montre l’enfance de Charlie – le fils -, bien vite la narration évolue vers les années de prison du père. Celui-ci a finalement reconnu avoir menti pour présenter une version acceptable auprès de sa famille. À l’époque, Charlie était un jeune garçon qu’il cherchait à protéger. Mais Charlie finit lui aussi par être tenté par une vie en marge de la société. Encore jeune et influençable, l’air du temps à Chicago risque ni plus ni moins que de l’inciter à commettre les mêmes erreurs que son père, avec des conséquences comparables.


Le dépassement


Charlie aidant beaucoup son père aveugle, une véritable complicité se noue, en particulier après la mort de la mère, quand ils habitent ensemble. Connaissant l’écriture braille, le père utilise ses connaissances, sa philosophie et son amour pour les mots et donc la poésie, pour sublimer toutes ses frustrations et aussi pour entraîner les autres vers l’évasion intellectuelle. Tout ce qui suit la première partie consiste essentiellement en une narration indirecte : celle que Matt Rizzo fait à son fils de ses années d’emprisonnement et d’exploration artistique.


L’évasion par l’esprit


Il serait absurde de penser que cela fut facile ou évident. Matt Rizzo a souffert au point de longtemps penser au suicide de manière obsessionnelle. Mais dans la prison où il a atterri, il est évidemment loin de faire ce qu’il veut. Le lieu est immense et ses déplacement sont encadrés. Son idée serait de monter au dernier étage pour sauter dans le vide. Pour expliquer, cette prison se présente comme une immense tour creuse dont les murs épais abritent les cellules. La BD rend parfaitement compte de l’impression d’espace, jusqu’à rendre le lieu agréable esthétiquement avec des vues occupant une double page mettant en valeur l’ensemble architectural. Matt aurait besoin de prétextes pour accéder au dernier étage. C’est Nathan Leopold, son compagnon de cellule, qui pourrait les lui fournir, car, à le croire, il a ses entrées un peu partout. Mais il cherche à empêcher Matt de se suicider. Pour cela, il lui donne livre après livre, en lui promettant qu’il l’emmènera à cet ultime étage une fois sa lecture achevée. Il se comporte ainsi comme quelqu’un qui détient la connaissance et qui la promet symboliquement à son codétenu : accès à un endroit particulièrement élevé quand il aura élevé son degré de connaissance dans le domaine de la littérature. Pour cela, il ne lui propose pas n’importe quelle lecture, puisqu’il s’agit de L’Enfer de Dante. Bien entendu, L’Enfer que découvre notre lecteur-raconteur, éveille de nombreux échos avec l’Enfer dans lequel il passe ses journées (enfer…mé !). Surtout, le détenteur de la connaissance se comporte de manière quelque peu machiavélique, puisqu’il attend que son élève ait achevé la lecture de L’Enfer pour lui annoncer qu’il n’a lu qu’une partie de l’œuvre intégrale : La Divine comédie (dont on apprend qu’elle n’a pas été écrite en latin comme cela aurait été logique à l’époque, mais dans une langue populaire qui a contribué à faire émerger l’italien actuel). Se faisant, il se comporte finement, car il sait bien que toute lecture appréciée en appelle d’autres. Il n’a donc pas trop de mal à inciter son élève à poursuivre son exploration de l’univers de Dante.


Originalité de la forme


Venons-en maintenant à ce qui fait de cette BD une œuvre bien particulière, aussi originale que fascinante. Son format inhabituel (presque carré : 23,8 x 21 cm pour une épaisseur de 4,5 cm et un poids de 1,14 kg) retient d’emblée l’attention mais pourrait rebuter. Le choix du noir et blanc correspond bien à l’univers assez noir décrit dans ses quelque 472 pages (aucun souvenir d’une situation humoristique, le plus séduisant venant d’un graphisme assez particulier fait de nombreuses hachures pour relativement peu de traits bien nets. Pourtant, le dessin fait son effet). Landis Blair (qui vit à… Chicago) se montre à l’aise avec le medium BD qu’il doit bien connaître, bien que ce soit sa première production. En effet, il utilise parfaitement toutes les ressources à sa disposition, organisant ses planches de façon remarquable et surtout en se montrant particulièrement inspiré pour retranscrire des impressions originales (fréquence d’un son par exemple). Il trouve une sorte d’équivalent personnel à ce que propose Zeina Abirached dans Le piano oriental, montant qu’en BD, on peut se permettre beaucoup de fantaisies. L’originalité passe également par une série de doubles planches sur lesquelles on tombe un peu par hasard, au fil des chapitres (18 en tout), dès la deuxième partie, où le style est différent : silhouettes en ombres chinoises et du texte sous forme de quelques pavés, pour des épisodes intitulés « Les écrits de Matt Rizzo » avec bien souvent le fond constitué de braille, qui permettent de se faire une idée des productions de l’aveugle. Dans le même ordre d’idées, on remarque que certaines planches comportent une ornementation en forme de frise (jamais la même bien entendu).


Originalité du fond


On n’est pas loin du chef-d’œuvre (dommage, cinq partie pour explorer les neuf cercles de l’Enfer), avec ce roman graphique dont le scénario signé David L. Carlson exploite avec maestria l’histoire de Matt Rizzo qu’il tient de la bouche même de Charlie, son fils, avec qui il fut ami. Il a fallu du temps aux auteurs pour trouver la façon de présenter cet ensemble complexe, mais cela en valait la peine. Parcourir cette BD qui sort vraiment du lot permet de découvrir son exploration de thèmes fondamentaux comme les rapports filiaux, le dépassement de la cécité par l’art (et plus particulièrement la poésie), la transmission des connaissances, l’univers du crime avec la culpabilité (régulièrement présentes, des silhouettes fantomatiques accompagnent certaines situations pour faire comprendre que les personnages vivent avec des ombres, des souvenirs, des ancêtres qui les accompagnent, les guident parfois) et la rédemption par l’acceptation de soi. N’oublions pas l’Enfer que chacun.e parcourt à sa façon jour après jour. Ici, il est symbolisé par une prison. La BD montre que tout enfermement peut être dépassé, avec de la volonté. D’ailleurs, grâce à leur inspiration, les auteurs montrent qu’eux-mêmes sont capables de ne pas se laisser enfermer dans l’univers déjà très codifié de la BD. Ils proposent ici une œuvre d’une telle richesse qu’elle mérite largement plusieurs lectures pour en explorer toutes les facettes.


Critique parue initialement sur LeMagduCiné

Electron
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le 23 sept. 2020

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