Tiercé tragique

Dans le système de personnages mis en place par Charlier et Giraud, Blueberry fonctionne généralement par rapport à un double. Dans Fort Navajo, il pouvait s’associer au tout aussi courageux et loyal mais beaucoup plus propret Graig. L’intérêt de Tonnerre à l’Ouest provenait entre autres de son lien avec Crowe, produit comme lui de deux camps ennemis. Avec L’Aigle solitaire, voilà Quanah « N’a-qu’un-œil », première crapule d’envergure depuis le début de la série, qui donne d’ailleurs son titre à l’album. (Première car je ne compte pas Bascom : sa malveillance ne fait aucun doute mais son envergure reste limitée.)

C’est leur affrontement qui donne toute sa dynamique à l’album : tout au long de la mission confiée au lieutenant, à savoir convoyer une cargaison d’explosifs au milieu des territoires indiens, Blueberry et Quanah vont rivaliser de ruse. En effet, il faut moins d’une quinzaine de pages au lecteur pour résoudre la partie policière du récit – qui a tué la sentinelle ? qui a volé les dix kilos de lard ? – et repasser à la bande dessinée d’aventures proprement dite. À ce jeu du plus malin, chacun endosse tour à tour le rôle du prévoyant et celui de l’improvisateur. Et finalement la chance tranche.

Du reste, à ce stade de la série, Blueberry n’est pas encore le bagarreur séducteur porté sur la bouteille qu’il deviendra. À sa façon, il encourage même O’Reilly, « sacrée caboche d’Irlandais embrumée de whisky » (p. 18), à la sobriété. Il se révèle en revanche un redoutable tueur de chevaux, abattant dès la quatrième planche son troisième canasson de la série, et responsable de la mort de quelques autres.