Petit, j'avais tendance à dénigrer ce que quelques personnes de mon entourage s'accordaient à trouver "cool" et il en va toujours ainsi pour des oeuvres qui en valent plus ou moins le détour mais que l'on garde en vue, d'un oeil méfiant et mauvais, victimes d'un succès et donc trop "mainstream", pour nous, élites cultivées bien entendu. Qu'il est atroce en vérité, de ne pas pouvoir redescendre de son petit monde idéaliste et supérieur pour goûter ne serait-ce que quelques heures de ce qui fait vibrer le bas peuple que sont nos congénères. En son temps, ma compagne vantait le plaisir qu'elle avait à regarder Bruce Willis grimé sous les traits de Hartigan du monstrueux That Yellow Bastard (volume 4) et moi, je me voilais la face. C'était gore, fun et esthétique: trop peu pour un seul film aussi. Plus jeune donc, j'avais écarté cette licence d'un coup de tête et avec le temps, mes centres d'intérêt vinrent à changer. J'ai délaissé cette fille qui aujourd'hui ne vous reparlerait plus de Sin City mais j'en suis venu au Comics. J'en lis quelques pages chaque soir, religieusement, comme d'autres liraient du Proust. Homéopathiquement. Une dose suffisante pour faire languir le jour et rêver la nuit. Et quand on vient à s'intéresser au comics, naturellement les auteurs les plus illustres font parler d'eux rapidement. Alan Moore, gourou de la profession, Gailman, Mazuchelli qui a viré de bord, Ellis, sans oublier les fondateurs Lee ou Kirby. Mais un nom ne peut nous échapper. Bien que l'anglois à barbe trône dans la plupart des tops que ce soit avec le sorbide et incroyable From Hell, le facétieux V ou l'audace de Watchmen, l'une des seules têtes à avoir ré-inventé le comics est celle de Miller.

Miller, on commence à le connaître. Médiatisé depuis l'adaptation du chicanos Rodriguez et qui fait jasé fréquemment sur ses propos un tantinet limites; Miller pourtant, c'est ce dessinateur qui a introduit dans le comics ricain à grande échelle que l'on connaissait la politique de l'auteur que l'on pouvait lire dans notre bande dessinée franco-belge ou dans le papier underground anglais où officiait en douce le capitaine Moore. On le retrouvait tantôt chez Marvel à relever à lui tout seul l'aveugle new-yorkais, puis signant chez DC, s'offrant son propre titre (Ronin, l'histoire d'un samourai dans le turfu avec des membres bioniques et des démons, bref raconté comme ça, ça sonne comme un nanard mais en fait non), puis engrengeant tellement de biff qu'il s'offre sa propre diffusion et donne donc libre cours à ses envies en mettant bas LA fameuse série.

Dans toute vie de lecteur, j'ose dire que Sin City (premier volet) est un choc. Un choc visuel premièrement. Retour au noir & blanc certes, mais une utilisation de l'ombrage toute anodine qui franchit le pas du roman graphique tout en restant de la bande dessinée plutôt classique contenant son lot de craderies et de baston. Second choc, c'est que c'est clairement destiné à un public adulte. On y va pas par le dos de la cuillère, du petit sexe, du boobs, du corps charpillé en veux-tu en voilà. C'est thrash et ça plait bien. Troisième choc, putain de merde, quand tu tournes la dernière page, à chaque fois tu te retournes ta petite tête et tu doutes encore du dénouement du scénario. Quatrième choc: "NAAAAAAAAN ça se finit comme çaaaaa? Trooop louuuuurd!"
Sin City reprend le fameux schéma du classique policier Hollywoodien (un homme, une femme, du flingue) et c'est ici en fait que commence le deuxième niveau de ce comics. Au fur et à mesure, on a affaire à une Amérique dépossédée dans laquelle le One dollar dream est entravé par le traffic et où les fresques peintes par Miller s'animent. Symptomatique de l'époque (fin 80-début 90) où on sent un vif rejet de la part des classes défavorisées envers le système fédéral et la Justice, Sin City s'inspire de ce marasme pour rendre sa sentence seul. Dans une ville désormais étouffée par la corruption policière et les magouilles politiques, c'est l'underground et le downtown qui résistent encore et toujours à l'envahisseur. Contre ça, nous avons toujours ces héros issus du quotidien et de la classe qui courbe l'échine, typiques du cinéma américain, que rien n'abat et qui luttent pour un ensemble de valeur que porte haut dans le coeur le lectorat. A l'inverse du comics plus traditionnel qui a une aspiration à corriger le vilain, le mettre hors combat et le punir (Batman, Spiderman), Sin City prend au pied de la lettre l'adage célèbre: "on ne fait pas d'omelettes sans casser d'oeufs." Et c'est là que la série trouve toute son ampleur. Se démarquant ainsi du catalogue déjà fourni de la bande dessinée américaine, proposant cette vision acerbe de l'empire étasunien, le succès frappe à la porte et emporte Miller vers d'autres cieux.

Avec l'apparition de la couleur dès le quatrième volet, le fourmillement de petits détails amusants à noter et qui flattent le lecteur attentif sur la temporalité parallèle de différentes actions et tomes et les références brassées lors d'un délire hallucinogène, Sin City innove, se renouvelle, surprend encore et ne prend pas une ride. D'une simplicité déroutante, du brio de créer de ces matériaux scénaristiques usés jusqu'à la corde une histoire cohérente qui en plus fournit un background et une ville qui trouve sa propre autonomie scénaristique, tout est là pour rendre béat le lecteur. En fait, Sin City est une série géniale. Dans le sens cool, mais aussi certainement issue du génie humain. De l'Idée, comme disait Deleuze, qui n'apparait dans un médium que rarement. L'idée pourtant simple de raconter une ville qui semble avoir échappée aux mains de son créateur.
Albion
9
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le 27 mai 2014

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Albion

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