Encore un récit bien sombre de Christian de Metter, dont les procédés d’écriture se révèlent de mieux en mieux quand on compare ses différentes productions. Comme il s’agit d’un récit policier-criminel, on évitera d’en dévoiler les détails. Toujours est-il que l’action prend place en France, à l’époque « actuelle » (ce qui n’est pas forcément le cas chez l’auteur).

Parmi ses procédés d’écriture les plus repérables, il y a, pour la deuxième fois dans son œuvre, le thème de la victime, traumatisée sans remède dans son enfance par un abus sexuel commis par son père. D’où conduite déviante, névrotique, et criminelle. De Metter trouve-t-il ce thème plus commode que les autres pour parvenir à décrire ces comportements pathologiques immoraux et illégaux qui fleurissent dans son œuvre ? La violence subie, les graves perturbations apportées au développement « normal » de l’individu pendant la période critique de formation de l’image de soi, peuvent expliquer que le thème de l’agression pédophilique soit repris et fouillé par l’auteur (voir « Trois larmes pour Lucie », dans la série « Dusk »).

Prolongeant les voies de développement pathologiques initiées par l’agression pédophilique, l’autre thème récurrent chez de Metter est la permanence occulte dans le corps social de comportements monstrueux et inexpiables, faisant craquer par à-coups le vernis superficiel des normes que la Loi et la Morale assignent à tout un chacun (voir « Pauvre Tom », dans la série « Dusk »). Le côté angoissant des scénarios de l’auteur tient à ces résurgences mal prévisibles des instincts les plus sauvages et les plus déculturés dans un monde qui donne les apparences de la normalité.

Le troisième élément récurrent est le discours « psychanalytique » énoncé par expliquer ces comportements pathologiques. Comme dans « Trois larmes pour Lucie », c’est le point un peu faible du procédé ; les explications apportées sont vaseuses, approximatives, et pourraient être retournées comme des doigts de gant pour justifier des comportements opposés...

Les références culturelles, récurrentes chez de Metter, sont bien présentes : cette étrange jeune femme aveugle nous fait connaître sa bibliothèque (planche 31), dont les auteurs et les titres (Caleb Carr, Arto Paasilinna, Dostoïevski, Meyer Levin...) sont familiers aux amateurs de romans noirs et criminels.

La construction du récit et la montée des tensions sont particulièrement soignés : le mutisme étonnant de Patrick devant la visite de la ravissante secrétaire de type asiatique (planches 1 et 2) ; surtout, le malaise qui s’instaure brutalement entre Patrick et Jeanne suite au coup de téléphone de la planche 4 (belle trouvaille scénaristique, qui est comme le grain de sable à l’origine de la suite...) ; les basculements surprenants et inquiétants du personnage de Patrick, depuis l’état de jeune homme policé et bien propre sur lui, à celui de bête grossière et violente (planches 12 et 13, 17, 37). Les crimes successifs, sanglants et odieux, sont bien entendu des moments où la tension se perche brutalement et durablement à des niveaux plus élevés. Et la découverte par Patrick de la manipulation dont il a été l’objet ouvre les portes de l’Enfer (planches 46, 54-56).

Par contre, certains passages sont plus faibles car psychologiquement moins explicables : la décision prise par le couple planche 12 (de sang-froid et alors qu’ils viennent de s’engueuler, quel accord « spontané » étonnant ! Ça fout les boules...). L’artifice employé par de Metter pour nous fournir un éclairage psychanalytique sur l’action est tout de même un peu bizarre et artificiel : le flic qui mène l’enquête rencontre une jeune femme aveugle, qui aime les romans noirs, et les deux entreprennent de construire ensemble une intrigue policière ; et c’est à l’occasion de leurs échanges que la jeune femme (dotée d’une perspicacité psychologique probablement exacerbée en raison de sa cécité – vieux thème littéraire !) énonce l’interprétation « psy » indispensable à la compréhension du lecteur (planches 34 à 36). Cette mise en scène sent un peu la pièce rapportée. Enfin, l’exposé des ressorts cachés de l’affaire par un tiers personnage (planches 58 et 59) est un peu facile : on sort du cadre des personnages principaux (procédé du Deus ex machina), et les arguments apportés par ce nouveau protagoniste ne sont pas très clairs (« Oh... Une vieille histoire » - planche 58 : c’est un peu léger !).

Plus anecdotiquement, on appréciera le réalisme du personnage de Yannick, un noir souffrant de racisme (planches 20 à 22), un peu vite campé tout de même (mais il faut bien faire avancer l’action).

Christian de Metter procède toujours avec ses couleurs directes, générant tantôt des formes floues à souhait, quasiment impressionnistes (planche 2), parfois pressées et approximatives comme dans des tableaux de Dufy (planches 43, 68) ; tantôt des jeux de lumière parfaitement équilibrés, donnant un relief 3D aux visages (planches 4, 48), un aspect photographique aux décors, un rendu convaincant des brillances et des reflets (planches 1, 20, 29, 33, 40)... On peut estimer tout de même que les expressions des visages sont parfois un peu raides et insuffisamment différenciées (planches 19), et que l’inachèvement voulu de certains coloriages dissipe localement l’illusion de réalité (planches 26, 48, 66, 70). Les gros plans (planches 58 et 59) sont l’occasion d’observer de près la finesse de la juxtaposition (et du chevauchement) des couleurs sur les visages.

Un récit finement construit, et bien angoissant. Mais on ressent le besoin de sortir pour respirer de l’air frais après l’avoir lu.
khorsabad
8
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le 2 mai 2014

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khorsabad

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