Quelle ne fut pas mon excitation alors que, flânant dans la veille maison campagnarde de mes grands parents, je tombais inopinément sur cette collaboration entre Christin et Bilal parmi un tas de bandes dessinées poussiéreuses. Quelle ne fut pourtant pas ma désillusion face à ce prometteur album.


Car celui ci avait des raisons d'être prometteur. La dimension politique est bel et bien présente. Critique de l’État, de l'armée et de la presse comme négligeant l'humain : la bande dessinée est ancrée dans un contexte de lutte sociale dont le Larzac semble être l'exemple le plus pertinent tant les points de similitude existent. Ce village planant fait fi de la verticalité des rapports de pouvoir et d'autorité, fait un énorme pied de nez à tout un système appelé à évoluer. De même, fidèle à lui-même, Bilal dessine remarquablement bien : traits old school mais originaux, coloriage duo-chromique (vert et orange) fascinant.. Mention spéciale à l'abominable transformation progressive des militaires : Bilal s'attache à toujours insuffler une dérangeante dose de bestialité et de monstruosité dans ses albums, quel que soit le propos. Certes, enfin, de la progression de l'histoire se dégage une certaine poésie, un certain lyrisme. Ode à la liberté, cri de rébellion, rêve d'espoir, le village flottant nous rappelle que la plus belle et la plus subversive des contestations n'est pas nécessairement la plus violente..


Malgré cela, force est de constater que l'album souffre d'un impardonnable défaut, à savoir celui de ne pas posséder d'intrigue crédible. Tant de pages et de dessins pour si peu de fond ! Présentation du cadre, déracinement du village, progression du vol, réaction des acteurs de pouvoir : tout est à la fois ridiculement simple et creux, et fastidieusement long. Je me suis ennuyé ! Je pense que l'album manque cruellement d'une dose de prise de risque, d'un soupçon d'audace dans l'écriture du scénario. Christin aurait ainsi évité de tomber dans ce qui est une histoire somme toute assez convenue.. Et à cela s'ajoute le fait que des explications pourtant cruciales ne sont pas données, ce qui contribue à la vacuité de l'expérience de lecture et au manque de profondeur de l'intrigue : la nature des expériences scientifiques menées par les militaires, leurs enjeux, l'identité du couple mystérieux, leurs réelles motivations.. Là où dans un autre Bilal cela contribue à créer une ambiance, tel que dans Animal'z, ici ça n'arrive à être qu'agaçant tant rien ne se passe à côté. Et à ceux qui me rétorqueraient que Christin était plus dans la suggestion que dans la description et la narration, je leur répondrai que cela n'excuse pas tout. Paradoxalement, de ce point de vue là le prélude parisien est nettement plus réussi car il évite les erreurs faites ensuite : densité de l'information, rythme dynamique, simplicité de l'intrigue au service d'un mystère efficace. J'ai vécu la même sensation bizarre qu'un type plus séduit par le concert d'intro que par l'artiste pour lequel il a acheté le billet : frustré de pas en avoir plus, et perplexe sur qui mérite quoi.


La croisière ne m'a jamais embarqué. C'est une croisière à oublier !

DoubleRaimbault
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le 1 janv. 2014

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