Shuji Tsushima est plus connu sous le nom d’Osamu Dazaï. Au Japon, il est considéré comme l’un des auteurs les plus influents du XXe siècle. Son œuvre fut marquée par le pessimisme et une obsession jamais démentie pour le suicide. Durant sa brève existence (il décède peu avant ses 39 ans), il tenta à six reprises de mettre fin à ses jours. Publié en 1948, son roman La Déchéance d’un homme comporte, comme ses autres bouquins, de nombreux éléments autobiographiques : des accès de démence au suicide amoureux (le shinjū) en passant par le mal-être ou l’abandon par l’alcool, les points communs sont en effet nombreux entre Yôzô Ôba et Osamu Dazaï. Le mangaka Junji Itō, célèbre pour ses récits horrifiques, se réapproprie cette histoire et relate sans fard les mésaventures d’un homme au comportement autodestructeur.


Le premier contact avec Yôzô Ôba est profondément sépulcral : on découvre un écrivain malade et désabusé, se jetant volontairement dans le canal Tamagawa en compagnie d’une jeune admiratrice (elle l’appelle « maître »). Le reste du manga constitue un immense flashback, où est exposé un enfant, un adolescent, puis un jeune adulte en rupture avec son environnement, arborant un sourire de façade et un comportement facétieux aux antipodes du malaise dont il souffre réellement. Yôzô est un fils de bonne famille (son père est député), mais il peine à communiquer avec les autres et à les comprendre. Son comportement excentrique n’est qu’un mécanisme d’autodéfense ; parce qu’il souffre du regard des autres, il a décidé de tourner en dérision chaque situation potentiellement embarrassante. Il en ressort une dualité épuisante : le jeune Ôba, solitaire, n’est jamais vraiment lui-même. Il s’époumone dans une sorte de représentation permanente.


La Déchéance d’un homme puise sa source dans deux tragédies. Yôzô Ôba a été plusieurs fois abusé par les domestiques de ses parents. Lorsque son masque d’allégresse craquèle sous le regard perçant de Takeichi, un camarade de classe, il se venge en lui faisant une farce qui tourne mal et aboutit à son suicide. Son fantôme va alors venir le hanter et lui rappeler couramment qu’il mène une existence mensongère, entièrement basée sur les apparences. Celui qui déclare avoir peur de tout, du serveur de restaurant au vendeur de boutique, va alors faire montre d’une lâcheté et d’une hypocrisie semblables à celles qu’il dénonce dans le chef des adultes qui l’entourent. Il va coucher avec deux sœurs se disputant ses faveurs (jusqu’à la mort), il va chercher du réconfort et une forme d’apaisement dans les bras des prostituées, avant de rejoindre une organisation marxiste sans vraiment adhérer au communisme avec enthousiasme. C’est une fuite en avant perpétuelle, qui ne fait qu’accumuler les problèmes au lieu de les résoudre.


Ce qui transparaît le plus clairement à la lecture de La Déchéance d’un homme, c’est le potentiel mortifère de l’incommunicabilité. Mais aussi la façon dont le mal-être et les peurs infondées de Yôzô vont parasiter ses relations sociales et condamner à la perdition celles et ceux qui s’en approcheraient d’un peu trop près. Même Tsuneko, une serveuse dont il s’entiche et dont le mari croupit en prison, va connaître une destinée funeste, ce qui aura pour conséquence d’imposer le suicide comme seule issue satisfaisante aux yeux de cet antihéros. Bien que momentanément éloigné de l’horror manga (dont il conserve toutefois certains gimmicks), Junji Ito restitue avec talent la noirceur et le pessimisme de l’œuvre d’Osamu Dazaï. Ses traits précis, l’expressivité des visages, le caractère iconique de certaines représentations suffisent à hisser la dimension graphique de l’album à hauteur de son récit.


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Cultural_Mind
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le 27 mars 2021

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