Avec un ciel si bas qu'un canal s'est perdu

Le trajet est très long de Bruxelles jusqu’à Neeroeteren, dans la province du Limbourg. Il faut partir tôt le matin et prendre trois trains différents. C’est cet épuisant périple qu’entreprend Edmée pour rejoindre la ferme de ses cousins. Une fois arrivée à Neeroeteren, la jeune fille doit encore faire un interminable trajet en carriole avec son cousin Jef pour rejoindre les "irrigations", qui est le nom donné à la grande propriété de son oncle et sa tante. L’ambiance est sombre et brumeuse, à l’image de ce qui attend la citadine Edmée dans cette Flandre profonde dont elle ne maîtrise ni la langue ni les coutumes. La pluie fine qui tombe sans discontinuer est glaciale et la cousine bruxelloise a des frissons qui l’ébranlent jusqu’aux os. Comme Edmée n’a que seize ans, elle n’a pas pu rester seule dans la capitale après la mort de son père. C’est pour cette raison qu’elle est recueillie chez ces cousins qu’elle ne connaît pas. Mais dès son arrivée, un drame l’attend. Au moment où Jef et Edmée arrivent à la ferme, ils apprennent que le père de famille vient de mourir à cause d’un mauvais coup de corne donné par une vache. La situation ne fait que s’aggraver dans les jours qui suivent. Peu après, on découvre en effet que l’oncle a laissé derrière lui une situation financière catastrophique. Ses terres sont hypothéquées et la ruine menace la veuve et ses six enfants, auxquels il faut désormais ajouter Edmée. Pour cette dernière, qui a grandi dans une ambiance beaucoup plus confortable et lumineuse, le contraste est rude. Alors qu’elle ne parle pas flamand et qu’elle ne sait pas faire grand-chose de ses mains, elle va devoir trouver sa place dans cette nouvelle famille. Tandis que Fred, l’aîné des cousins, tente tant bien que mal de maintenir à flot le domaine des "irrigations", Edmée ne va pas tarder à révéler un tout autre visage. Orgueilleuse et manipulatrice, la jeune fille comprend rapidement qu’elle peut tirer profit de la fascination qu’elle exerce sur Fred et Jef, ses deux grands cousins…


Après "Le passager du Polarlys", "La neige était sale" et "Les clients d’Avrenos", les éditions Dargaud poursuivent leur adaptation en bande dessinée des "romans durs" de Georges Simenon avec "La maison du canal". Publié au début des années 1930, ce roman colle parfaitement à l’ambition littéraire de l’auteur des enquêtes du commissaire Maigret, qui souhaitait s’affranchir de ses romans populaires pour explorer les tréfonds de l’âme humaine et ses noirceurs. Dans ce cas-ci, le récit est encore plus chargé émotionnellement puisqu’il s’inspire directement de l’histoire familiale du romancier. Guillaume Brüll, le grand-père maternel de Simenon, a en effet dirigé le vrai domaine des "irrigations" à Neeroeteren dans le Limbourg ("De Wateringen" en flamand) et le jeune Georges a été fortement marqué par une visite au domaine avec sa mère à la fin de l’année 1916. Comme son personnage Edmée, le jeune homme de la ville s’est senti perdu face aux sept enfants de la maison, qui parlaient flamand entre eux. "La maison du canal" représente en quelque sorte la quintessence des "romans durs" de Georges Simenon. Par son ambiance, tout d’abord. La pluie, le gris, le froid sont omniprésents dans cette campagne flamande perdue et hostile, où le ciel bas semble écraser les personnages. L’adaptation en BD de José-Louis Bocquet et Édith reste parfaitement fidèle à cette atmosphère pesante, comme cela avait déjà été le cas dans l’excellent téléfilm réalisé par Alain Berliner en 2003, avec Isild Le Besco dans le rôle principal. L’autre élément frappant dans ce récit, c’est que ce n’est pas l’intrigue qui prime, comme souvent chez Simenon, mais l’humanité et les failles des personnages. Edmée et ses cousins sont comme englués par leurs destinées et leurs héritages familiaux. Dans cette BD, les auteurs restituent de manière impressionnante la fatalité sombre et inéluctable qui plane au-dessus de leurs têtes. Par ses graphismes, ses couleurs et ses cadrages, la dessinatrice Édith installe dès la première page cette ambiance lourde et oppressante, avec un savoir-faire évident. Quant au scénario de Bocquet, il reste fidèle à l’esprit et aux mots puissants du roman original. Autant dire que cette quatrième adaptation des "romans durs" de Simenon a tout pour ravir les amateurs de l’écrivain liégeois.


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matvano
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le 9 oct. 2025

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