La Manticore
7.4
La Manticore

Roman graphique de Mayeul Vigouroux (2021)

La Manticore : Une fresque orientale qui en met plein la vue

La Manticore, roman graphique de Mayeul Vigouroux, est un impressionnant album réalisé dans le cadre d'un projet de diplôme. Elle y dépeint un univers formidable, avec des décors fantasmagoriques qui se tordent et se mélangent. Les paysages sont organiques, mouvants, végétation luxuriante très inspirée de L'Âge d'Or de Cyril Pedrosa. Plein de contrastes, l'album présente tout aussi bien des environnements géométriques, tapis, arches, porches entremêlés. Des architectures impossibles rappelant les séries Châteaux de LorenzoMattotti, ou les constructions surréalistes de Paul Grimault dans Le Roi et L'Oiseau.

La mise en scène est ingénieuse. Mayeul compose façades de palais et pièces intérieures dans les mêmes pleines pages. Des histoires ou points de vue sont abordés en parallèle et les personnages se coupent et se regroupent dans les décors montagneux. Les fresques épiques se succèdent ainsi, s'affranchissant de toutes limites de cadres. L'auteure prend le risque que l'on s'y perde, mais c'est maîtrisé à la perfection. Les morceaux glissent les uns sur les autres et le lecteur n'a qu'à suivre le courant.


Malgré tout, Mayeul ne se débarrasse pas totalement des vignettes traditionnelles. Elles sont parfois ornementées avec des cadres illustrés, à la manière d'enluminures de livres anciens. Ces illustrations arborent souvent des métaphores faisant écho à la psyché des personnage.

Par exemple, lorsque les cases racontent la poursuite de Jothi par les gardes du Bayun, un cheval se retrouve pris au piège entre des loups dans les contours de la page. Le cheval, animal noble, est traqué par les bêtes sauvages et incivilisées, partisannes du tyrannique Neelam.


Autre atout indéniable du roman graphique : la gestion des couleurs. L'impression risographique en quadrichromie mélange les couleurs en applats comme en dégradés. Le résultat est parfait, présentant les légers décalages propres à la technique d'impression choisie, qui donnent beaucoup de charme. Les gammes colorées sont tantôt vives et saturées, tantôt douces et pastels, ajoutant encore richesse à l'univers. Les illustrations ne sont pas sans rappeler Moebius, avec ses couleurs chatoyantes, la précision de son dessin et son bestiaire tout droit sorti d'un imaginaire foisonnant. On déplorera seulement le manque de détails et de diversité dans les traits des visages. Là où l'auteure a su créer de la profusion dans son univers, les personnages, eux, se ressemblent tous.


Finalement, c'est la narration qui sera le point faible de cet album. Cette fable orientale est sympathique mais on n'en ressort pas bouleversé. Malgré une immersion visuelle sans conteste, Mayeul a du mal à faire passer des émotions. Les histoires d'amour restent relativement classiques (amours impossibles, secrets ou détruits par la quête de pouvoir). Certaines thématiques actuelles sont abordées, comme la question du genre, mais cela reste superficiel.

Le personnage principal, né femme mais élevé comme un homme, cherche son identité, oscillant entre trois genres : femme, homme et un mélange des deux. Ce dernier n'est accepté que dans la culture traditionnelle du peuple d'Artasie, oppressé et attaqué.

Les enjeux politiques de la trame narrative principale prennent le dessus sur ses questionnements et on ne sait plus vraiment ce que la dessinatrice a voulu nous dire. L'aboutissement est particulièrement décevant. Non seulement il ne nous apprend rien, mais il vient conclure l'histoire sans transition. On tourne d'ailleurs la page en s'attendant à en trouver une autre.

L'auteure a tout de même plus d'une surprise dans son sac, notamment le personnage de la manticore, bête effrayante pourchassée depuis des années. C'est une chimère devenue légendaire qu'on ne verra jamais que dans l'imaginaire de l'héroïne. Elle prend chair en tant que créature tourmantant ses pensées, symbole du mal-être qui la consumme. Mayeul l'utilise comme un clin d'oeil à la fin de l'album, avec une illustration de Shamil chevauchant la manticore : elle a enfin dompté ses démons.


Découvert au Pulp Festival de la Ferme du Buisson, ce roman graphique a reçu le prix du public, et on comprend pourquoi. Avec une richesse incroyable, Mayeul Vigouroux nous plonge dans un univers onirique qui lui est propre et qui ne déçoit que dans sa narration. Mais le spectacle est suffisamment saisissant pour que l'on ressorte pleinement satisfait de sa lecture. Auteure à suivre, assurément !


Ed_Sorrab
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le 24 févr. 2023

Critique lue 197 fois

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Ed_Sorrab

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