un curieux scénario

.

d'abord, il faut évacuer la question immédiate, celle du sexisme :

évidemment que cette BD l'est.

Même gamin, on le percevait immédiatement, du début à la fin.

Pas comme un petit truc anecdotique, comme quelque chose d'assez violent, et très injuste.

Mais ça, beaucoup l'ont déjà signalé, commenté et analysé, très bien, alors je passe mon tour.

Pas besoin d'enfoncer ici des portes ouvertes, donc, je voulais juste parler du scénario de cet album, que je trouve assez étrangement fait ( d'où le titre de la critique ).

!! ATTENTION, SPOILERS FORCEMENT !!

schématiquement, on a :

Bizarre, vous avez dit bizarre ? qu'est ce qui me semble bizarre là-dedans, scénaristiquement parlant ?

Les enchaînements logiques.

Prenons-les dans l'ordre, bout après bout :

1- Ce n'est pas une histoire qui s'origine dans un problème interne au village, on commence chez Gargamel, l'adversaire, le mal incarné.

Rappelons vite fait que c'est un sorcier humain, qui vit isolé dans cette région reculée et presque inaccessible où se trouve le village schtroumpf ( il faut franchir des déserts, des forêts sauvages, des marais et un tas de difficultés périlleuses pour arriver au "pays maudit". Les humains y sont donc très rares, mais Gargamel y vit reclus, soit par choix, soit parce que les humains l'ont rejeté, on ne sait ).

Dans sa life, Gargamel veut à tout prix capturer au moins un schtroumpf parce que c'est un ingrédient de la magique Soupe Aux Schtroumpfs ( non explicitée ). En principe c'était sa motivation première;

mais, n'y parvenant jamais, il a contracté une haine obsessionnelle des schtroumpfs et rêve de leur faire du mal et de détruire leur village - c'est sa motivation seconde, dérivée de la première frustrée;

or, il y a une sorte de charme ( non explicité ) qui l'empêche toujours de retrouver l'emplacement exact du village, ce qui renforce et entretient sa rage.

Rien d'étrange là-dedans, mais cette fois il va utiliser un agent secret infiltré - ou plutôt une machine infernale : il fabrique magiquement une schtroumpfe femelle artificielle, une sorte de golem destiné à empoisonner la vie des schtroumpfs.

Très vite on réalise que Delporte et Peyo nous font le coup de la création d'Eve ( ou de Pandora ).

La schtroumpfette, première et unique femelle schtroumpfe, est destinée à rendre infernale la vie des innocents schtroumpfs qui ignoraient, jusqu'ici, l'amour et vivaient dans une sorte de paradis protégé parce qu'isolé du monde, un village de l'Innocence.

Entre mecs, peinards.

La schtroumpfette est conçue par Gargamel, dès le début, comme une sorte de "concentré d'essence de fille", une collection de vices, dans une recette dont chaque ingrédient est un trait de misogynie caricatural.

( il y a du Frankenstein dans cette scène, et, comme dans le roman de Mary Shelley, on sent que ça va forcément mal se terminer )

Exactement comme dans la bible, les mâles existaient avant la femelle, qui est fabriquée artificiellement;

La particularité, c'est que cette création d'une Eve schtroumpfe n'est pas l'oeuvre de Dieu, du bon principe, mais au contraire de l'Antagoniste mauvais.

Il s'agit bien de doter les schtroumpfs d'une compagne, mais pour, délibérément, leur pourrir l'existence.

Décalage par rapport au récit biblique de ref ?

Oui mais non.

Nombreux ont étés les théologiens et prêcheurs qui se sont laissé aller à traiter la femme de créature du diable - un blasphème, si on réfléchit bien, et un des plus graves :

Dans les 3 religions du Livre, Dieu seul crée.

Affirmer qu'un être est créature du diable, c'est nier cet attribut divin primordial, c'est déjà quitter le monothéisme pour tomber ( souvent sans le voir ) dans le dualisme.

( pourtant, combien de religieux fervents l'ont fait, entraînés par leur haine des femmes ? Et qui leur a signalé leur blasphème ? )

La genèse selon Delporte et Peyo est quasiment une matérialisation fidèle de cette manière de voir :

la Femme aurait été créée par le Malin pour corrompre l'homme originellement pur, et dotée par son créateur de toutes les armes féminines perverses aptes à empoisonner le coeur de l'homme et à lui faire perdre l'accès au paradis des innocents.

Heureusement, Gargamel est maladroit et malchanceux, son rôle est celui de l'éternel loser, et en plus il manque cruellement de goût : il crée une femelle MOCHE, l'abruti. Ha Ha. Qu'il est bête. Il n'a rien compris ( mais en même temps, il n'a aucune référence de beauté féminine schtroumpfe, puisque les schtroumpfes femelles n'existaient pas ).

Mais ça, la maladresse du maudit, on va le découvrir dans le prochain segment du scénario :

Dans cette séquence, on découvre pour la première fois l'aspect ingrat de la schtroumpfette : la séquence précédente était mise en scène de manière à nous teaser, à nous faire juste comprendre que le sorcier fabriquait une "machine infernale" pour détruire les schtroumpfs, mais sans nous la montrer.

Cette bizarrerie est délibérée: plutôt qu'une réaction logique, Delporte et Peyo choisissent d'installer, tout de suite, l'idée de l'indifférence : Les schtroumpfs doivent forcément sous-réagir à la présence de la schtroumpfette pour qu'on aie l'impression, à ce stade, qu'ils sont immunisés contre les artifices malfaisants de la féminité.

C'est le plan du scénariste.

Peu importe la vraisemblance.

La drôlerie de cette séquence repose sur un décalage :

Evidemment, pour s'amuser de ça, il faut que l'enfant lecteur ait les codes, lui.

Qu'il pré-connaisse le comportement attendu d'un mâle envers une femelle en détresse ( et qui fait des manières ).

Et ça marche, on comprenait, enfant, l'intention de Peyo. On avait déjà absorbé les codes du comportement galant, assez pour rire de leur absence, aux dépens de la pauvre "mocheté" qui se croyait séduisante.

Immédiatement, un certain sadisme scénaristique s'installe :

Elle n'est pas un cheval de Troie qui permettrait au sorcier d'entrer dans le village, ni une Dahut qui lui en ouvrirait les portes ( notez le rapport évident entre la submersion d'Ys et le sabotage du barrage sur la rivière schtroumpf, tous deux causés par LA FILLE ), ni une espionne chargée d'exécuter une tâche précise :

Gargamel l'a juste créée telle-quelle et abandonnée dans la nature, sans lui confier de mission, comptant sur sa seule nature à elle pour empoisonner la vie des schtroumpfs, JUSTE PARCE QUE C'EST UNE FILLE, et ça suffit en soi : chacun sait qu'une femelle corrompt et empoisonne les hommes par nature, c'est le fruit moisi qui pourrit tous ceux du panier, n'est ce pas ? ( c'est le message implicite ).

Non content d'être l'instrument du mal à son insu, la pauvrette abandonnée en forêt par son créateur ( et potentiellement livrée en pâture à 100 schtroumpfs mâles ) n'est pas équipée correctement pour le rôle pour lequel il l'a programmée : Elle se comporte comme une midinette s'attendant à plaire, et reçoit chaque marque d'indifférence schtroumpfesque comme une gifle, jusqu'au moment où elle va être forcée de comprendre qu'elle n'est pas séduisante - drame ultime, disgrâce absolue, négation d'elle-même, puisqu'elle a un esprit de séductrice dans un corps moche.

...et nous sommes invités, pendant toute cette partie de l'histoire, à rire d'elle et à nous réjouir de ses malheurs...

...et ça marche, parce que ce comique carbure à la cruauté.

Le scénario fonctionne donc sur l'idée qu'une fille pas séduisante pour les mâles ne peut rien réussir, ne vaut rien, que c'est une aberration grotesque et pitoyable qui ne devrait pas exister.

3- troisième partie : les déboires de la schtroumpfette au sein du village des schtroumpfs, ses tentatives pour installer une relation de séduction féminine et obtenir en retour le comportement de galanterie masculine attendu, tentatives à chaque fois malheureuses, rendues risibles pour le lecteur par l'aspect de la séductrice, censé lui ôter d'avance toute chance de succès :

on est dans ce genre de scène comique où on suit les efforts vains d'un personnage qui n'a pas compris pourquoi il est condamné à échouer, et on se sent supérieur parce qu'on sait, nous, l'élément qui lui échappe.

Le Grand Schtroumpf doit intervenir pour maintenir une attitude générale de bienveillance minimum envers elle, juste pour le principe - disons, par pitié, tant ses efforts sont forcés - et son regard sur elle dit clairement "pauvre petite chose maladroite et disgracieuse".

Finalement, même lui, lassé, l'abandonne, et on va atteindre le point de rupture - celui où elle s'effondre - effondrement logique tant sa situation est lamentable.

Jusqu'ici, le scénario fonctionne comme une mécanique très logique, une machine bien huilée à broyer les filles., en rendant les lecteurs ( et lectrices ? ) complices par adhésion au comique de cruauté.

Et elle s'effondre, a des désirs suicidaires, qui alarment le grand schtroumpf et le décide à l'aider.

En se disant quoi ?

texto : "c'est vrai qu'elle n'est pas très jolie ! il faudrait faire quelque chose pour elle !"

( si on analyse ce qui a changé - donc ce qui est censé faire toute la différence entre une fille qui ne mérite pas d'exister et une fille qui le mérite, on trouve :

Mais l'absurde du scénario, c'est que son comportement n'a pas changé : elle est maintenant conforme aux canons physiques de séduction, mais elle se conduit exactement comme avant !

Or c'est son COMPORTEMENT commandeur et capricieux,, qui posait problème aux schtroumpfs; c'est à cause de ce comportement qu'ils s'étaient ligués contre elle;

Et ça marche ! les schtroumpfs ( y compris lui ) ne trouvent plus rien à redire à ses manières pénibles !

( on voit bien ce qu'induisent ici les auteurs : une fille peut être une peste, pourvu que son physique soit jugé séduisant par les mâles ; si vous êtes fille, ce n'est jamais votre mentalité qui fait la différence, la seule chose qui compte c'est votre apparence; c'est la leçon que cet album inculque aux enfants lecteurs, garçons et filles )

A partir de là, elle peut les mener tous par le bout du nez, les commander, leur imposer ses caprices; et on voit que le grand schtroumpf, loin d'être intelligent et sage, s'est montré très malavisé : il a perfectionné le golem de Gargamel ! Il a réglé lui-même le défaut qui la rendait inefficace !

et décident de fêter ça.

Et se disputent à nouveau.

Et là, soudain, la schtroumpfette change de personnalité sans explication.

Ce n'est pas l'inondation qu'elle a provoquée qui l'a changée ; on a vu qu'elle était restée une chipie; ce doit donc être le procès :

miracle de la justice rédemptrice, elle s'est rédimée.

Est-ce qu'ils vont la chercher, la rattraper ? non.

Conclusion du grand schtroumpf :" brave schtroumpfette, elle s'est sacrifiée pour nous"

Le message des auteurs aux enfants est clair, à nouveau :

une fille n'est qu'un tas d'ennuis.

- Si elle n'est pas physiquement conforme aux critères satisfaisants les mâles, elle ne mérite pas d'exister;

- Si elle est est conforme à ces critères, c'est pire, elle en devient dangereuse ( même si elle réforme sa mentalité ) et mieux vaut qu'elle se sacrifie et disparaisse.

QUOI ? j'avais dit que je critiquerai la logique du scénario, pas sa misogynie ?

Hé bien c'est raté. Mais comment voulez-vous, avec une histoire pareille ?

bon, en deux mots :

Alors qu'ils nous rejouent la création d'Eve, mais par le MAL au lieu qu'elle soit créée par Dieu, et en la mâtinant de Pandora qui est donnée aux hommes pour leur apporter tous les malheurs du monde, les auteurs axent leur histoire sur une dichotomie physique/mental :

Au départ le golem est mentalement réussi, c'est à dire conforme aux supposés défauts de l'éternel féminin ( commandeuse, capricieuse, coquette, semeuse de troubles par plaisir, séductrice, irresponsable et dangereuse ) mais physiquement raté : elle n'est pas assez jolie pour avoir les moyens de son attitude, elle est en échec permanent et se mange des râteaux, et éveille juste la moquerie malintentionnée des mâles, jusqu'à comprendre qu'elle ferait mieux de se supprimer.

Ensuite, après une petite chirurgie esthétique et un relookage, elle a enfin un corps en adéquation avec ses ambitions, et conduit la communauté des mâles à la catastrophe.

Cette communauté réalise la nature dangereuse et mauvaise de la femelle, mais décide de l'innocenter à cause de son apparence agréable;

Puis sans trop qu'on ait suivi son cheminement mental, elle change soudain de conduite et se retrouve mentalement bonne et sage;

on a donc la combinaison gagnante : mentalité altruiste + physique conforme aux désirs des mâles.

Mais ceux-ci sont incapables de réfréner leurs désirs et se disputent de plus belle le droit de la conquérir;

comprenant qu'elle ne dispose d'aucune solution pour vivre en paix avec eux, elle se sacrifie et s'exile ( se condamne à vivre seule, dans la forêt ) et eux, comme soulagés, acceptent le bien fondé de son sacrifice, comme si c'était la seule solution.

morale : une femme est fauteuse de troubles PAR NATURE.

( personne ne semble réaliser que le mieux serait de lui restituer son apparence non-séductrice du début, avec sa mentalité altruiste de la fin, ce qui mettrait fin aux rivalités des mâles )

On comprend la logique des auteurs :

Si, au lieu de chasser Adam et Eve du jardin d'Eden après le coup de la pomme, Dieu s'était contenté de faire comprendre à Eve qu'il était temps qu'elle se barre, les mecs auraient pu continuer à vivre peinards entre eux - le paradis !