Le déchirement entre le corps et l'esprit

* La critique comprend des spoilers légers - il m'est impossible de critiquer le manga sans révéler l'orientation de son intrigue - mais elle ne dévoilera aucun moment clé, ni information pouvant vous gâcher la lecture, vous révéler l'identité des personnages, dépareiller vos chaussettes ou vous filer une crise de goutte*


Je reconnais au média manga sa capacité presque hors-norme de caméléon : on entame la lecture d'un shôjo et on tombe sur une intrigue fantastico-gore que la couverture n'aurait jamais laissée présager, on attaque un yaoi et on finit sur un yakuza-eiga...


On lit "la tour fantôme" en pensant avoir affaire à un polar mâtiné de fantastique et on débouche sur un pamphlet peu amène sur la cruauté de la société pour ses marginaux. Mais développons.


Taïchi, pathétique looser accroc à la littérature érotique douteuse, chômeur, complexé, reclus dans un minuscule appartement fait la rencontre de Tetsuo, un sulfureux éphèbe, qui lui propose de s'associer pour résoudre l'énigme de la tour de l'horloge, où se trouverait un trésor. Anecdote primesautière, la précédente propriétaire de la tour susdite a été tuée quelques années auparavant dans des circonstances plutôt crades et, lorsque Taichi accepte la proposition, il comprend rapidement que le meurtrier rôde toujours...


Si le pitch peut paraître assez bateau, le manga prend beaucoup de tours et de détours, s'arrête sur des sous-intrigues (pas inintéressantes mais parfois un peu longuettes) pour distiller petit à petit ses protagonistes, leurs secrets et leurs squelettes dans le placard : meurtres, manipulation, fausses identités, tout est bon pour tordre l'intrigue, en l’émaillant de légères touches gores et d'une sensualité trouble et macabre, notamment autour du personnage de Tetsuo.


Et je vais devoir ici critiquer le manga à deux niveaux : son intrigue policière... et son propos de fond.


Côté polar, le manga se débrouille plutôt bien - quoiqu'on puisse lui reprocher de parfois s'éparpiller un peu trop - en installant une vraie tension et une certaine paranoïa quant au possible meurtrier (que personnellement je n'ai pas démasqué). La narration égare volontairement le lecteur dans un dédales de personnages, de rapports ambivalents, de non-dits et de retournements plutôt efficaces. Bien que le rythme soit un peu -trop - lent, on est tenu en haleine par le dénouement de cette chasse au trésor enrichie d'une touche de fantastique qui lui confère une atmosphère très forte, tout en flirtant avec un côté absurde sans jamais basculer dans le grotesque. Le tout est bien dosé et accrocheur et même les sous-intrigues "dispensables" à la dimension policière ne sont pas en déca. "La tour fantôme" est un récit de polar plutôt subtil et tortueux, pour peu qu'on aime se faire un peu retourner la cervelle, classique dans sa trame de fond, tordu dans sa forme.


Je vais maintenant m'attarder sur le propos humain, social et politique - qui dans les derniers tomes vient sensiblement au premier plan, jusqu'à faire de l'intrigue policière une simple toile de fond. Et pour cela je vais devoir me commettre dans quelques spoils (rien de très violent, le spoil principal est quelque chose de dévoilé dès le premier tome et est assez aisé à deviner).
De manière assez inattendue, le manga use de son époque - les années 50 - pour pointer du doigt un japon traditionaliste à l'agonie, mortifère, sans compassion ni éthique pour les "faibles" et inadaptés de tout poil. Par petites touches, "La tour fantôme" critique et condamne le traitement réservé aux femmes, aux personnes isolées,aux orphelins, aux homosexuels ou aux transgenres. L'histoire se concentre notamment sur Testuo, personnage central, dont le transsexualisme est l'occasion de penser le rapport entre le cœur et le corps, la froide cruauté du regard des autres et le pouvoir de nuisance d'une société verrouillée autour de conceptions archaïques. La souffrance - celle d'une femme ne pouvant enfanter, celle d'un homme prisonnier d'un corps qui ne lui convient pas, celle d'un marginal qui ne sait pas où est sa place - n'est jamais utilisée comme ressort comique mais comme autant de rouages qui construisent peu à peu des liens forts entre ces personnages laissés pour compte, qui espèrent trouver dans le trésor de la tour la paix sociale à laquelle ils n'ont pas droit. Si le propos est parfois un peu naïf et pas très adroit - voire frôle l'étrange fétichisme par moment (appréciation toute personnelle mais l'ultra sensualité de Tetsuo peut paraître assez décalée ) - mais échappe au manichéisme simpliste. Il y a qui plus est une puissante sincérité dans le message d'espoir d'un monde plus tolérant. J'ajouterais que chaque personnage, des plus charismatiques aux plus anecdotiques, bénéficient tous d'un véritable travail d'évolution qui les rendent essentiels sinon à l'intrigue au moins au message. Ils sont touchants, même dans leurs aspects les plus noirs et retors et Taro Nogizaka parvient à une alchimie très efficace entre eux. On pourra juste lui reprocher de partir parfois un peu loin dans les pulsions et déviances sexuelles borderline.


Un petit mot sur le dessin : sans être virtuose, le trait sert parfaitement la narration et le découpage est relativement linéaire, ce qui rend la lecture fluide et agréable. Le dessinateur s'autorise même quelques mises en scènes de meurtre plus recherchées graphiquement.


Pour conclure, "la tour fantôme" est assez déstabilisant lorsque le manga se désintéresse de son intrigue policière pour se concentrer sur son propos mais on peut dire qu'il parvient à mener efficacement les deux de front et a le courage d'aborder quelques thèmes sensibles, tout en évitant le gros des clichés et des écueils, grâce à des personnages solides et une volonté de ne plus lâcher le lecteur.

SubaruKondo
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le 7 nov. 2016

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