Le Patient
7.1
Le Patient

BD franco-belge de Timothé Le Boucher (2019)

Cette critique divulgue des moments de l'intrigue. Vous êtes prévenu·e·s.


Timothé Le Boucher est un homme pressé. Après un début de carrière peu remarqué du grand public, il sort à même pas 30 ans son troisième album, Ces jours qui disparaissent, pavé de 192 pages qui rencontre immédiatement un succès énorme, avec récompense à Angoulême 2017 et projet d'adaptation au cinéma dans la foulée. L'auteur se repose-t-il pour autant? Non, car Timothé Le Boucher est un homme pressé: il annonce donc quelques mois après avoir mis en chantier un projet tout aussi ambitieux, plus prosaïquement intitulé Le Patient.


Là où Ces jours qui disparaissent était un brassage poétique et efficace de thriller, quête de soi, romance et anticipation, l'auteur présente Le Patient comme un thriller policier/ psychologique à rebondissements avec pour clé apparente, encore une fois, la question de la mémoire. Autrement dit, un ouvrage de facture plus classique, où le lecteur sera bien peu enclin à pardonner les éventuelles facilités du scénario et de l'écriture des personnages (léger point faible de Ces jours qui disparaissent) parce qu'il souffrira de la comparaison avec la pléthore d'autres films/ livres/ séries qui sortent chaque année sur un sujet semblable et aussi parce que le cadre du récit est réaliste et contemporain, cette fois (contrairement à Ces jours qui disparaissent où la dernière partie, très réussie, repose sur le basculement dans le récit d'anticipation).


Disons-le d'emblée: ce n'est pas tout à fait réussi. Le scénario intrigue au début, surtout grâce au procédé du in medias res: on nous présente des personnages énigmatiques (volontairement ou non) sur lesquels on n'a que peu d'informations -je pense ici évidemment à Pierre et à la psychiatre aux étranges cheveux blancs. Cependant, le suspense tient assez peu de temps, et le retournement de situation du milieu du livre se prévoit assez rapidement, notamment pour qui a lu ou vu les Monster de Naoki Urasawa, dont Timothé le Boucher reprend beaucoup d'éléments narratifs (genre, vraiment beaucoup) mais sans prendre le temps de construire la progression de son intrigue et la psychologie de ses personnages -on l'a dit, Timothé le Boucher est un homme pressé.


Et lorsque ce retournement arrive, le virage est négocié avec la légèreté d'un semi-remorque blindé sur une passerelle en bois: introduction d'une voix-off ultra-explicite, pour bien faire comprendre même à Djézonne qui lit en diagonale depuis le début que le personnage est méchant, qui plus est dans des encarts (sur fond noir évidemment, parce que c'est plus menaçant) pour bien souligner la différence entre les apparences et la réalité.


Mais le plus gênant, peut-être, c'est que le retournement n'arrive que pour une raison extérieure: en gros, il n'y a pas d'élément diégétique qui amène ce retournement, il n'y a même rien qui en crée le besoin. L'auteur aurait pu laisser planer le doute plus longtemps, continuer son petit jeu de fausses pistes, voire ne jamais amener de réponse du tout -mais on l'a dit, Timothé le Boucher est un homme pressé, et il lui tardait de transformer son huis-clos en véritable thriller policier.


Ce qui est néanmoins intéressant, c'est que cette impatience, cette envie d'en finir avec le simulacre et de vraiment accomplir le projet tracé dès le début est finalement ce qui perd le personnage principal, mais qui permet paradoxalement à l'auteur de trouver un second souffle et un regain de tension dramatique jusqu'aux dernières pages, où l'auteur, dans la plus pure tradition des thrillers psychologiques, amène une ultime révélation supposée remettre en question TOUT ce que le lecteur croit.


Sauf que ce retournement de situation final est aussi gratuit que téléphoné, tant il repose sur un raisonnement absurde. La psychiatre aurait donc créé de toute pièce cette personnalité démoniaque au moyen de l'hypnose lors de ses séances avec Pierre à l'hôpital, dans un but quelconque (celui d'écrire des livres peut-être, comme elle l'a fait avec la sœur?). Mais dans ce cas, si la personnalité alternative au nom de Pokémon 2ème génération n'existe que depuis l'hôpital, comment aurait-elle pu pousser Pierre à massacrer sa famille avant (chose que le récit a bel et bien établie comme vraie)? Cela ne fait pas sens, comme diraient les anglophones.


Si j'ai été, je le conviens, assez dur avec Le Patient, c'est parce que Timothé Le Boucher a montré avec Ces jours qui disparaissent qu'il était capable de bien écrire une histoire originale, avec des personnages crédibles, et un vrai questionnement pour le lecteur. Il semblerait que, comme son héros dans Le Patient, son pire ennemi soit lui-même ou, plus précisément, la partie de lui-même qui le pousse à produire vite, sans prendre le temps de digérer ses influences et d'apporter sa touche personnelle. Son impatience, autrement dit.

Ruhenheim
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le 2 mai 2019

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