Basculement dans le mythe
Grimion a encore grandi. 19 ans, ce n'est plus l'âge des ambiguïtés pubertaires. Mais Il a lu le Livre Maudit, donc, il a perdu la mémoire et toute identité.
Sans but, Grimion fait l'expérience répétée des femmes et de l'amour, qui ne peuvent lui ôter le souvenir d'Oda. On constate dès lors que Grimion est bien à la recherche d'une image idéale, absolue, de la féminité, qui ne saurait être remplacée par la multiplicité des conquêtes. Dès cet instant, cette démarche idéaliste ouvre la porte à un scénario à la fois romantique et mythologique.
Le cadre rural revient, et Makyo nous le localise : Coteau des Jasnières dans la vallée du Loir, ce qui nous vaut une belle vue en plongée légère sur un coteau viticole à la planche 1, et une visite dans des caves de vinification vraiment souterraines (toutes les caves le sont, puisque "cave" signifie "creux"), planches 3 et 4.
En dépit du réalisme savoureux du cadre campagnard, qui donne (presque) ce qu'il faut d'enracinement charnel au récit, l'histoire se met à rôder assez vite sur l'interface réalité-mythe : les instances de l'inconscient se manifestent concrètement en tant que telles dans le parcours de Grimion.
On retrouve Trois-Yeux, aussi moche qu'animal. Ce Gaston Lagaffe cinglé part à la recherche de Grimion en s'embarquant sur un cerf-volant de sa fabrication. Bon, il y arrive (assez peu crédible, déjà). Mais son cas s'aggrave : il est l'Ombre de Grimion, son double fétide mais clairvoyant, qui n'a pas la beauté de Grimion, mais qui en a conservé l'identité, les souvenirs et les pulsions (planche 40).
Le Temps et le vieillissement sont au coeur de la deuxième moitié du récit. Déjà, Trois-Yeux commence à vieillir quand Grimion n'est pas avec lui : la relation entretiendrait donc l'immobilité du Temps, et donc une sorte d'immortalité (planche 19). Grimion devra faire l'expérience du vieillissement et de la mort pour accéder au Pays de l'Arbre (planches 49 à 53), qui lui redonne une jeunesse d'une grande beauté, face à Trois-Yeux, qui nous joue son Gollum en voulant mettre la main sur la Pierre où l'Anima et son amant bienfaiteur (Rex-Regina de l'alchimie) se sont condensés (planches 48-49).
Mais l'enjeu majeur est l'immortalité par le retour dans le sein de la Mère-Anima-Terre : l'homme vieillit, et la Femme- Anima -Terre (celle qui est située du côté du Temps immobile du mythe) aspire l'esprit de l'homme à l'agonie, se le réinjecte dans la matrice, et met au monde un enfant qui est donc son ancien amant, et qui bénéficie de l'immortalité par cette régénération dans la matrice. On voit la réalisation des allusions à la Terre-Mère-sorceresse du Tome 1 : les plantes ne se comportent pas autrement.
Les relations fraternelles ne sont pas faciles à suivre : le frère de Grimion, odieux et violent, vient d'épouser Tiennette, juste la veille où Grimion revient. Synchronisme peu crédible. Mieux : Grimion a un fils qui devient son frère bienfaiteur. Et Oda sort de l'Eternité mythique pour donner à Grimion les explications finales (planche 43). Cette explication fait la part belle à l'alchimie, ce qui explique le contenu du Tome 3 (planches 44 et 45, et message final de Makyo lui-même).
Makyo joue nettement sur les couleurs : les tons tristes (beiges, gris, rouges brunis, noirs) dominent jusqu'à la planche 21, quand Grimion est passif et n'a aucun repère mobilisateur pour accomplir sa destinée. Puis, subitement, les retrouvailles avec Tiennette nous valent de belles couleurs conservant des zones de noirceur (belle pièce d'eau planche 23, avec Tiennette qui nous joue Ophélie). A plus petite échelle, on peut comparer les planches 26 et 27. La planche 26 (crise morale de Grimion isolé) retrouve les tons affligés du début, tandis que la planche 27 (rencontre de Grimion et de Tiennette) présente une gradation de couleurs allant vers des tons plus vifs., culminant lors de la bagarre entre Grimion et son frère (planche 29).
L'au-delà mythique (Le Pays de l'Arbre) a droit à des couleurs d'une beauté irréelle, où la lumière, anormalement vive, s'immisce même là où l'ombre devrait régner; planche 32, les contours des arbres éloignés sont dessinés au moyen d'un trait anormalement épais, comme dans le ressenti enfantin de l'image, les faisant ressembler à des feuilles verticales. Voir planches 54 à 56 : la réalité est transfigurée, le mythe est accompli.
L'ultime image de la série s'inspire de certaines compositions alchimiques : une cave initiatique, matrice au sein de la Terre, s'ouvre au-dessous de l'Anima qui attend au pied de l'Arbre du Monde aux feuilles polychromes. Un petit arbuste épineux signale les difficultés à accéder au ventre de la Terre. "Visite l'intérieur de la Terre, en rectifiant tu trouveras la Pierre Cachée", conforme à l'adage chymique antique. Au cas où on aurait un doute, un texte, l' "Enigme de la Pierre", conclut le volume et nous fixe bien les idées...
Au-delà de l'alchimie et de l'Anima, Grimion nous renvoie à l'éternité dont le monde de la Femme détient le secret : les cellules souches, éternellement jeunes dans un milieu approprié, relèvent d'un fonctionnement lunaire-féminin. De nos jours, cette phrase en apparence énigmatique nous ouvre, à nous aussi, les cheminements vers le mythe.