Un diptyque de belle tenue s'amorce autour du personnage central, Silas Corey, sorte d'Arsène Lupin flambeur et moyennement sympathique. On est au printemps 1917, la guerre s'éternise, et Silas Corey est sollicité de toutes parts pour enquêter sur les trafics d'informations et d'armes assez louches qui circuleraient en direction de l'ennemi, le "Boche". Silas Corey finit par se rendre compte qu'un certain réseau criminel et pro-allemand, le réseau Aquila (l'Aigle impérial allemand), tire les ficelles de ces combines.
A vrai dire, le fond de l'intrigue n'est pas si simple que ça. Silas Corey passe le plus clair de son temps à courir après un ancien compagnon, Hector Casella, officiellement reporter pour le journal de Clémenceau, "L'Homme Enchaîné". Mais, visiblement, ledit Casella n'écrit pas que des articles sur les poubelles qui débordent...
L'atmosphère est donc celle de la "guerre secrète" : actions et intrusions nocturnes d'espions, avec règlements de compte et tentatives de liquidation pittoresque; Plusieurs personnages jouent les agents doubles, voire triples, et le lecteur sera bien inspiré de faire une liste de qui travaille pour qui... On retiendra le savoir-faire du scénario, qui tient le lecteur en haleine pendant presque tout l'album autour d'un simple timbre postal.
Silas Corey, la belle trentaine élégante, n'a pas cette humilité et cette modestie qui font les vrais héros; mangeant à tous les râteliers avec un savoureux cynisme pour se faire un maximum d'argent, il fait preuve d'un goût immodéré pour le luxe et les extravagances coûteuses; bien campé dans un costume trois-pièces avec gants, noeud-pap et chaînette, il retrouve les traditions des héros fin XIXe siècle-début XXe siècle du roman populaire, avec par exemple une canne qui ne sert pas qu'à faire le beau auprès des jeunes dames... et un serviteur personnel annamite, très dans le goût du temps.
L'élégance et la rigueur de cet album ont été distribuées un peu dans tous ses aspects : la mise en contexte historique, bien associée au contexte du temps (Clémenceau-le-belliqueux contre Caillaux-le-pacifiste; les mutineries de 1917); les décors, essentiellement parisiens : édifices, rues, affiches et établissements publics de l'époque, costumes, véhicules, exhibitions aériennes, colombophilie pour transmettre les messages, pages de journaux, intérieurs avec ces papiers peints à rayures verticales ou à semis de fleurs de ces années, aussi ringardes qu'évocatrices... Les couleurs dominantes sont l'orangé des éclairages faibles, parfois le vert glauque de la nuit, ce qui renforce le sentiment de mystère.
Un récit captivant fort bien enraciné dans son époque. On attend la suite.