Après le tome d’essai, « Alix l’Intrépide », tout empreint des codes de la BD d’aventures pagailleuse et peu regardante quant au réalisme des années 1930-1950, Jacques Martin se rend compte que la série est amenée à se constituer, et il lui faut trouver un nouveau scénario qui réponde à plusieurs exigences pas forcément compatibles entre elles :


  1. Prendre la suite du tome 1, c’est la moindre des choses,

  2. Amuser le lecteur par un enchaînement d’aventures à suspense, en respectant autant que possible la règle de l’angoisse générée en bas de page à la dernière vignette,

  3. Donner libre cours à son amour de l’Antiquité classique et à son goût pour la reconstitution des personnages, habits, coutumes et décors du monde méditerranéen de l’époque romaine (et plus loin si possible).


« Le Sphinx d’Or » montre qu’il n’est pas très facile de respecter ce cahier des charges. De manière spectaculaire, l’album est divisé en deux parties très inégales et n’ayant aucun rapport entre elles : 15 planches parlent de la Guerre des Gaules, et spécialement de l’épisode fondateur et emblématique d’Alésia, et les 47 planches restantes sont un roman d’aventures dans le cadre de l’Égypte antique. Passer des rigueurs de l’hiver gaulois aux brûlures du désert libyque n’était possible qu’avec de sévères justifications, et malheureusement, celles-ci font défaut.


Jacques Martin était obligé de parler de la Gaule : Alix l’Intrépide disparaissait de nos regards dans le tome 1 en marchant vers la Gaule, quittant l’amitié un peu rapidement accordée de César (point n° 1 ci-dessus). Mais là, pas question de lui y faire passer trop de temps : le point n° 3 ci-dessus invitait Martin à illustrer de manière exemplaire un épisode fondateur de la Guerre des Gaules et (à cette époque lointaine qui enseignait le latin et l’Antiquité, dans une autre galaxie...), et, comme César avait été présenté comme menant cette guerre dans le Tome 1, il ne restait plus que l’épisode d’Alésia à raconter.


Le décor d’Alésia assiégée (vignette d’introduction) souffre un peu de l’incertitude des théories quant à la localisation de ce dernier bastion celte face à César : la rudesse des pentes marquées par des bandes enneigées superposées a peu de rapports avec le paysage d’oppidum isolé dans une plaine que nous proposent Pascal Davoz, Wyllow, Jean Torton, toujours officiellement patronnés par un... Jacques Martin bien posthume, dans « Alésia – Les Voyages d’Alix » (Casterman, 2014, planche 11 et passim). Maître Martin, même parti dans un monde meilleur, veille à ce que les dessins placés sous son nom respectent les derniers échanges plus ou moins amènes des archéologues qui débattent sur la localisation d’Alésia.


Introduire Alix dans ce contexte était malaisé : pas moyen de violenter la légende de l’épisode alésien, pierre angulaire de l’identité gaulo-celto-française. Il nous fallait les péripéties du siège d’Alésia : les travaux d’encerclement, l’infériorité numérique des Romains, l’espoir des Gaulois de voir arriver une armée de secours, l’omniprésence de César qui voit et prévoit un peu tout, la détresse et la famine chez les assiégés, et, en finale, la célébrissime reddition de Vercingétorix jetant ses armes aux pieds de César. Ça, c’est fait, et le lecteur l’y trouvera à sa place.


Que fait Alix là-dedans ? Il cherche son père, et le trouve – mort à la guerre contre les Romains. Certes, la rapidité du succès de cette quête d’identité familiale dispense Alix de s’attarder plus outre dans la région. Mais voilà, le dit père, qui s’appelle Astorix (tiens, ça me dit quelque chose, pas vous ?), est mort en se battant contre les Romains, et Alix endosse en quelque sorte la succession de son père (planche 5) ; donc, normalement, il devrait se battre contre les Romains qui ont tué Astorix, et l’amitié étonnante de César et d’Alix devrait trouver là son terme ; or, ce n’est pas le cas ; en dépit d’un moment d’incertitude (planches 9 à 11), Alix et César se retrouvent immédiatement copains et fidèles l’un à l’autre, et tout se passe comme si Alix reniait immédiatement ses racines gauloises, auxquelles il ne pense d’ailleurs plus : si, devant les Gaulois, il est « fils d’Astorix », dans tout le reste de ses aventures, il sera « fils d’Honorus Galla », ce qui, politiquement et culturellement, présente de tout autres implications. Le lecteur appréciera la « loyauté » d’Alix envers les Gaulois.


La transition entre les deux parties de l’album est assurée par César, qui confie une mission « secrète » à Alix ; un esprit pervers pourrait imaginer qu’en envoyant Alix en Égypte, César s’assurait que ce Gaulois confirmé n’irait pas rejoindre les quelques Celtes encore résistants à la puissance romaine. Mais Jacques Martin, à cette époque des scénarios naïfs et peu politisés, n’avait certainement pas cette pensée-là. Encore que cette histoire de « Sphinx d’Or » qui dézingue tous les représentants de la puissance romaine en Égypte a quelque chose à voir avec les romans d’espionnage de ces hautes années de la Guerre Froide où l’album a été conçu.


Le schéma général de l’affaire du Sphinx d’Or reste assez conventionnel : un chef énigmatique qui rêve de dominer le monde emploie une armée de traîtres pour empêcher le héros de le retrouver, d’où beaucoup de rebondissements. Bien entendu, le vilain chef mégalo possède sa base dans un lieu isolé et difficile d’accès (combien de fois les « James Bond » n’ont-ils pas recouru à ce schéma ?), là où il trafique les bases de sa puissance. Et, comme on s’en doute, tout va péter à la fin.


La fin de l’album multiplie à plaisir les embuscades, surprises et péripéties finalement pas très utiles. Martin a dû en rajouter ici pour compenser le laconisme du début de l’album, quand il a réglé de manière expéditive la question du rôle d’Alix en Gaule.


Plus significative est l’introduction de la « patte » martinienne, qui va se confirmer d’album en album :



  1. Graphiquement, le trait, le décor, les effets d’obscurité, le rendu des rocailles et des nuages restent souvent assez proches du graphisme d’Edgar-Pierre Jacobs, dont on peut jauger l’influence sur l’équipe fondatrice du journal « Tintin ». La représentation des chocs sur une surface (planches 33-34), des explosions (planche 54), des édifices isolés dans un cadre rocheux (planche 51 – on jurerait un extrait du « Secret de l’Espadon » ou de « L’Énigme de l’Atlantide »), et jusqu’à la vignette finale de belle symétrie, centrée sur le spectacle d’un cataclysme, et assortie d’un texte poético-mélancolique invitant à la sagesse, tout cela évoque sans ambiguïté la manière jacobsienne. Toutefois, le goût général pour les couleurs plus vives, les luminosités plus prégnantes, et le début des reliefs anatomiques soulignés par des zébrures à l’encre de Chine marquent la naissance de l’originalité graphique de Jacques Martin.

  2. Jacques Martin, dans de nombreux scénarios (pas seulement chez Alix, mais aussi chez Lefranc), ne peut rendre les enjeux dramatiques redoutables qu’en introduisant des technologies très en avance par rapport à ce que supposerait le réalisme dans l’univers du héros concerné. Déjà, on avait eu droit au feu grégeois dans « Alix l’Intrépide ». Ici, le vilain « Sphinx d’Or » a convoqué deux Chinois (carrément...) pour lui donner une puissance militaire inédite (mais qu’on devine).

  3. La mise en jeu de la Chine, étonnamment fréquente dans la série « Alix », alors que le voyage depuis Rome jusqu’à Pékin n’était pas une mince affaire, et n’a pas laissé beaucoup de traces dans la littérature romaine...

  4. L’érotisme : Alix commence à se faire dénuder, comme souvent, à la faveur d’un coup d’épée ou d’une flèche qui déchire le haut de sa tunique ; le pagne qui reste raccourcit provisoirement pendant l’épisode de l’action qui se déroule à Alexandrie. Le reste de l’album voit Alix et Enak torse nu, sous la protection de la vraisemblance thermique liée au climat, et la bande de tissu qui sert de protège-sexe déborde de leur pagne par-devant et par-derrière à la mode égyptienne. Les nudités antiques constituaient un bon prétexte pour ces déshabillages qui ne pouvaient guère aller plus loin dans un journal très surveillé par les lois de l’époque. Bon, aujourd’hui, les gosses regardent du porno à quatre ans. Est-on bien sûr que notre espèce a muté à ce point que cela soit sans conséquence ?

  5. Enak apparaît dans cet album. L’affection qui le lie immédiatement à Alix (qu’il ne connaît aucunement) possède la soudaineté et l’irréalisme d’un coup de foudre : à peine rencontrés, les deux garçons semblent occuper les pensées l’un de l’autre et ne plus pouvoir se passer l’un de l’autre. Enak, qui semble avoir douze ou treize ans, est d’emblée très féminin, par sa gracilité, sa faiblesse physique, et reste puéril par les jeux auxquels il se livre volontiers : il se met à courir par simple enthousiasme (planche 28), il joue à la course entre chars pour le plaisir (planche 62). Créé pour retarder le héros-solaire qu’est Alix, se faire enlever, menacer, battre, Enak a quelque chose de masochiste et d’excitant qui dépasse son charme physique. Ses témoignages d’affection envers Alix dispensent Jacques Martin d’introduire des personnages féminins dans son intrigue (et il faut vraiment en chercher dans « Le Sphinx d’Or » !).

  6. Alix se lie d’amitié avec les gens qui vont l’aider à une vitesse record. Il attire la bienveillance et un dévouement empreint d’une remarquable courtoisie sous toutes les longitudes (on ne se déplace pas beaucoup en latitude dans cet album). De César à Sénoris, on a tout de suite des copains puissants et compréhensifs, adjuvants exagérément complaisants des entreprises du héros. Les échanges atténués et policés entre Lefranc et Axel Borg relèvent du même complexe : pas de violence, pas de grossièreté. Très éducatif, certes, mais c’est un peu plus que cela.

  7. Comme souvent, le récit laisse pas mal de morts sur sa lancée, et finit dans un cataclysme spectaculaire et purificateur, ici du style « le monde a intérêt à ignorer les technologies qu’il est trop bête pour gérer avec sagesse ». Belle résignation, un peu réactionnaire certes aux yeux de la démarche scientifique, mais ce n’est pas notre monde qui va en discuter l’intérêt.


Jacques Martin met un soin particulier à reconstituer décors, costumes et architectures tout au long de l’album. Belles tours de siège planches 6 et 15, plan d’Alésia planche 7. L’Alexandrie d’Égypte est représentée sous de multiples aspects : vue générale du port avec le phare (planche 16), architectures, peintures et bas-reliefs égyptiens disséminés dans les pages qui suivent ; costumes bariolés, rayés, montrant des audaces de formes et de couleurs qui font honte aux codes grisaillants et déprimants de le mode masculine d’aujourd’hui. La partie relative au Sphinx d’Or dans son antre est un festival de formes et de couleurs égyptianisantes, épousant parfois le hiératisme classique des bas-reliefs de cette civilisation (planche 42). Le personnage appelé « Sphinx d’Or » porte un élégant et inquiétant masque d’or qui lisse ses traits, à la manière du « Fantômas » des années qui suivent la parution de l’album. On devine qui se cache derrière (on est dans les premiers albums d'Alix : le même personnage sert de principe du Mal, avec toute sa perversion, pendant quelques albums).


Un bel essai d’aventure à intrigue dominante, pas très réussi en raison de la coexistence de deux blocs totalement différents entre eux, mais qui offre de belles échappées sur la puissance de restitution des images de l’Antiquité à laquelle Jacques Martin a consacré toute sa carrière.

khorsabad
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le 15 sept. 2015

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