Qui aurait cru que des Incas vivent encore dans le secret au-dela des montagnes andines en plein 20ème siècle ? Un pur anachronisme qui n'a pas fait peur au génie hergéen, seul capable à l'époque d'inventer un tel scénario. Surtout que le mythe inca subsiste ici, et d'une façon si oppressante qu'il est craint par la population quichua qui ne sait que répondre "No sé" aux questions de Tintin et d'Haddock. Même le chef de la police, un médecin de la marine péruvienne et un chef de gare se laissent intimider, car ils savent ce qu'il en coûte de désobéir aux ordres de qui tu sais. Le mystère continue donc, et le lecteur comprend que Tintin aura à jouer une partie difficile, car à ce stade de l'histoire, on ne connaît toujours pas le puissant ennemi des héros. Après l'enquête policière du précédent épisode, Hergé emmène le lecteur vers l'aventure pure, au Pérou, très loin de Moulinsart, et on mesure maintenant pourquoi des gens de Hollywood ont dit à Spielberg en 1981, à la sortie des Aventuriers de l'Arche perdue, que son film avait un fort goût de Tintin (surtout pour sa séquence d'ouverture devenue culte).
Les héros, accompagnés du jeune Zorrino (équivalent péruvien de Tchang), affrontent des dangers extrêmes et une nature hostile (jungles, montagne, crocodiles, serpents), en plus d'une menace constante car ils sont épiés dès leur arrivée à Callao par un Péruvien qui s'avèrera plus tard être Huascar, le grand prêtre du Soleil. Quelques épisodes périlleux parsèment le récit comme le wagon fou qui se détache, le condor qui capture Milou, ce qui permet à Hergé de contrebalancer cette tension dramatique par quelques séquences comiques : Tintin qui rosse les malandrins embêtant Zorrino, Haddock et les lamas cracheurs, le coup du fourmilier, l'avalanche déclenchée par ses jurons, le lézard dans le dos, pour finalement débouler dans l'enceinte du Temple, après l'épisode de la chute d'eau. Là encore, dans ce monde perdu et grandiose en dehors du temps, Haddock va encore faire son intéressant avec une tentative de saut de table ratée et une invective envers l'Inca lorsqu'il apprend le sort qui est réservé aux étrangers ; une scène qu'il reproduira de façon moins tendue face au Grand Précieux de la lamaserie au Tibet. La scène nocturne sur le Pachacamac est intéressante, Tintin y découvre enfin Tournesol endormi, et Chiquito, l'ancien assistant de Ramon Zaratte, qui lui apprend pourquoi il a été capturé, mais Tintin ne sait toujours pas à qui il a affaire.
Les documents archéologiques qu'utilisa Hergé pour réaliser les décors du Temple lors du sacrifice rituel, proviennent des ruines de sites exceptionnels comme Tiahuanaco et Sacsahuaman ; avec Cuzco et Macchu Picchu, ces 2 cités sont les plus importants vestiges incas, un peuple si étonnant que leur méthode de construction demeure encore de nos jours un mystère. Hergé représente également des chulpas, édifices funéraires réservés aux princes incas, de même que la frise figurant dans la grande salle du Temple, a été reproduite d'après des sculptures sur pierre à Tiahuanaco.
Enfin, il faut savoir que Hergé ne s'est jamais montré satisfait de la fin de l'album lorsqu'il fait intervenir l'éclipse ; dans ses entretiens avec Sadoul, il s'en explique ainsi : Il se fait que les Incas, adorateurs du soleil, étudiaient le ciel et connaissaient probablement très bien les phénomènes célestes. Je me suis par conséquent, entièrement fourvoyé en les faisant passer pour des ignorants. La façon dont Tintin commande au soleil peut aujourd'hui sembler naïve, et bien sûr, une telle erreur ne pourrait plus se reproduire de nos jours, mais à cette époque où la bande dessinée n'était pas encore considérée à sa juste valeur, on y attachait moins d'importance, le réalisme était moins poussé, mais Hergé s'en voulait parce qu'il avait justement une réputation de sérieux à défendre. Malgré cet écart, cette aventure reste une des plus fascinantes de son auteur, il y imprime un exotisme très dépaysant de pays lointain et une nature hostile que l'on n'avait pas revue dans Tintin depuis L'Oreille cassée, de même que la perfection graphique, la mise en page virtuose, et la qualité des personnages secondaires sont encore présents. Enfin, dernier point, Hergé ne nous dit pas si Tintin a gardé le contenu des sacs sur les lamas, et ce qu'il en a fait...